Mexique : flagrant délit de manipulation policière

La mise en scène qui a permis la condamnation de la jeune Française Florence Cassez révèle un pays rongé par la corruption. Reportage, Françoise Escarpit.

Françoise Escarpit  • 29 avril 2010 abonné·es
Mexique : flagrant délit de manipulation policière
© PHOTO : ESTRELLA/AFP

Ce 9 décembre 2005, à 6 h 45, les chaînes Televisa et Tele­Azteca offrent à leur public l’un de ces reality-shows qu’il affectionne. L’Agence fédérale d’investigation (AFI), créée en 2001 sous la présidence de Vicente Fox, et supprimée en 2009 sous celle de Felipe Calderon, au profit d’une nouvelle police fédérale (qui serait plus efficace et moins corrompue), est alors dirigée par Genaro Garcia Luna. Ce jour-là, cet ancien des services de renseignements, aujourd’hui ministre de la Sécurité publique, convoque des journalistes. L’envoyé de Televisa, Pablo Reinah, se rend donc aux abords d’une propriété nommée
Las Chinitas, sur l’ancienne route qui mène de Mexico à Cuernavaca, à une trentaine de kilomètres de la capitale. Il apprend sur place qu’il s’agit de la libération en direct de trois otages et de l’arrestation de leurs ravisseurs. Devant son écran, une autre journaliste de la chaîne, Yuli Garcia, alerte Denise Maerker, responsable de l’émission « Punto de partida », pour laquelle elle travaille. Elle a le sentiment d’assister à une opération trop parfaite pour n’avoir pas été mise en scène. Un avocat qui regarde aussi la télévision remarque, de son côté, des personnages en civil, dont un homme de Genaro Garcia Luna, qui n’ont rien à faire dans une intervention à chaud. Il parviendra, par la suite, à se procurer un document dans lequel les agents de l’AFI racontent une histoire différente de celle que les spectateurs viennent de voir.

En 2005, les enlèvements sont montés en flèche au Mexique. Ils touchent la classe moyenne argentée et la bourgeoisie d’affaires, susceptibles de payer d’importantes rançons aux ravisseurs. C’est la fin du calamiteux mandat de Vicente Fox, le « président du changement », celui qui avait mis un terme à soixante-dix ans d’hégémonie du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). La gauche semble alors avoir le vent en poupe pour la présidentielle de 2006. Et le gouvernement doit donner des preuves d’efficacité en matière de sécurité, un thème toujours porteur auprès d’une partie de ­l’électorat.

Finalement, en juillet 2006, le Parti d’action nationale (PAN) (chrétien social) gagnera à nouveau la présidence avec Felipe Calderon. Les ­chiffres de la criminalité explosent. Le ­nombre de bandes organisées aussi, qui se consacrent aux enlèvements pour les unes, au trafic de drogue pour les autres, et se mènent une lutte sans merci pour le contrôle du territoire. Le Mexique est devenu le détenteur du record du monde des enlèvements, et le commerce de la sécurité y fleurit (gardes privés, voitures blindées : + 40 % cette année). Le nombre de morts violentes liées aux affrontements entre les cartels pour les routes de passage de la cocaïne colombienne vers les États-Unis continue aussi d’augmenter : 22 000 morts au cours des quatre dernières années.

On n’en est pas là au moment où ­Florence Cassez est arrêtée « en direct », avec son ancien ami, Israël Vallarta. Le 8 décembre 2005, cette jeune Française se rend à Las Chinitas pour récupérer des meubles qu’elle a entreposés chez Israël, le temps d’un aller-retour de quelques mois entre la France et le Mexique. Ayant trouvé du travail dans un grand hôtel de Mexico, elle devait emménager dans un appartement proche de son emploi. Alors qu’ils reviennent vers la capitale à bord d’une camionnette, ils sont interceptés par des policiers déguisés en ouvriers. Israël et Florence sont séparés. Elle sera gardée toute la journée et toute la nuit à bord du véhicule tandis qu’Israël est interrogé et frappé par les policiers.
C’est au matin du 9 décembre qu’ils sont amenés à l’intérieur de la propriété, où des armes ont été préalablement déposées. L’opération a lieu devant les caméras de la télévision. On les accuse d’enlèvements, d’appartenance au crime organisé et de port illégal d’armes. Israël Vallarta avoue sa participation, mais il reviendra sur ces déclarations extorquées par la force. Florence Cassez déclare ne rien savoir des trois personnes séquestrées à Las Chinitas, ni des supposées activités de son ex-ami.
Deux des trois victimes, Cristina et son fils de 11 ans, Cristian, ne reconnaissent pas leurs agresseurs en Florence et Israël. Ils évoquent, en revanche, un cousin dont ils auraient reconnu la voix. Mais le troisième otage, Ezequiel, affirme que Florence fait partie de la bande et qu’elle l’a piqué au doigt pour le lui couper, ce qui a laissé une cicatrice. Qui se révélera être une tache de naissance. Florence est alors envoyée dans un dépôt de Mexico, où elle restera trois mois.

Pendant ce temps, Yuli Garcia analyse l’enregistrement intégral de l’opération et y trouve tous les indices d’un montage. Denise Maerker décide d’inviter dans son émission le chef de la police. Depuis son dépôt, Florence voit l’émission, les prévenus ayant accès à la télé et à un téléphone. En l’entendant donner sa version de l’affaire, elle appelle et, en direct, le dément et confirme qu’elle a été arrêtée le 8 et non le 9 décembre.
C’est sans doute cet appel qui va resserrer l’étau autour de la Française alors que ses avocats – incompétence ou naïveté ? – sont persuadés du contraire. Une semaine plus tard, l’AFI prétend que l’arrestation était une « recréation » à la demande des médias mais que cela ne modifie en rien les charges retenues. Pablo Reinah, le journaliste de Televisa, est licencié mais il finira par faire reconnaître sa bonne foi par la Commission nationale des droits de l’homme. Le 10 février, Cristina et Cristian sont vus au siège de la police. Les 14 et 15, depuis la Californie, ils reviennent sur leurs déclarations et disent reconnaître Florence Cassez. En avril 2008, celle-ci est condamnée à 96 ans de prison (dont 20 ans effectifs pour confusion des peines). En appel, en mars 2009, la peine sera de 60 années.

L’histoire récente de la police et de la justice mexicaines est remplie de mises en scène, d’altérations de la scène des crimes, de fabrications de preuves… [^2] Sans parler de la corruption qui touche les institutions. Aujourd’hui, Genaro Garcia Luna construit une maison dont on ignore comment son salaire peut la financer, et ses liens avec certains cartels de la drogue ne sont pas un secret.

Dans cette affaire, il existe des pistes que la police n’a jamais explorées. Celle de la vengeance familiale dans le cas d’Ezequiel comme de Cristina, où pourraient être impliqués des proches, cités dans les déclarations et jamais convoqués, voire disparus des dossiers. Ou celle de la vengeance professionnelle, contre le frère de Florence Cassez, installé depuis plusieurs années au Mexique, un temps associé à un homme, très proche de la police, qui servait d’intermédiaire entre celle-ci et les ravisseurs en cas d’enlèvement de membres d’une importante communauté mexicaine, et qui aurait été présent à Las Chinitas le 9 décembre.
Dans le parloir de la prison de Tepepan, Florence ne veut pas se laisser abattre. Les irrégularités et la violation des textes pourraient permettre à la Cour de cassation comme à la Cour suprême de justice de prononcer un non-lieu mais, à notre connaissance, le cas Cassez n’est pas à ­l’ordre du jour.

[^2]: Lire Peines mexicaines, Anne Vigna et Alain Devalpo, First.

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