Pourquoi certains haïssent le web

Des politiques aux industriels en passant par les États et les intellectuels, nombreux sont les détracteurs du Net. Pour des raisons pas toujours avouées.

Xavier Frison  • 29 avril 2010 abonné·es

Quel est le point commun entre Alain Finkielkraut, Pascal Nègre, Philippe Val et Nicolas Sarkozy ? Une fine vision de la société ? Pas seulement. Tous dénoncent le maléfique réseau Internet, cloaque hideux où s’ébrouent en toute impunité les plus vils penchants de l’humanité. Et si le web gêne aux entournures ces professionnels de l’opinion, du business ou de la politique, il ne faut y voir aucun lien avec leur noble combat…
À tout seigneur tout honneur, Philippe Val est passé maître dans l’art des saillies contre le satané réseau. Dans Charlie Hebdo , en 2001, les internautes qui créent un site sont vus comme « des tarés, des maniaques, des fanatiques, des mégalomanes, des paranoïaques, des nazis, des délateurs, qui trouvent là un moyen de diffuser mondialement leurs délires, leurs haines ou leurs obsessions ». Neuf ans plus tard, le désormais patron de France Inter juge bon de comparer le site Bakchich.info à Je suis partout , torchon d’extrême droite des années 1930-1940.

Même acuité du côté de Michel Houellebecq. Dans Ennemis publics, l’hilarant opus publié avec Bernard-Henri Lévy, l’écrivain dénonce « cette écœurante et terrifiante prolifération de sites ­ultra­gauchistes dont le modèle, cette fois, pourrait être le Monde diplomatique et Politis, mais qui, conformément à la logique maximaliste d’Internet, vont beaucoup plus loin et, par rapport à des gens comme nous, ne se situent pas loin de l’appel au ­meurtre ». BHL acquiesce.

Alain Finkielkraut, de son côté, se posait des questions essentielles sur les ondes de France Inter le 1er juillet 2009 : « Comment voulez-vous, si vous avez le droit à la muflerie sur Internet, vous retrouver dans la vie réelle capable de retenue ? » Faut-il enfin s’étonner des sorties de Jacques Séguéla, pour qui le Net est « la plus grande saloperie qu’aient jamais inventée les hommes » ? Derrière les théâtrales dénonciations de ces squatteurs des médias traditionnels, habitués à colporter la bonne parole dans des espaces où le débat contradictoire a depuis longtemps disparu, se love une angoisse sourde. Car Internet empêche dorénavant ces évangélistes médiatiques de raconter tout à fait n’importe quoi sans risquer un retour de bâton. BHL se fend de deux pleines pages de «  choses vues » en Géorgie, dans le Monde du 19 août 2008 ? Trois jours après, rue89.com publie un compte rendu précis des grossiers mensonges du « romanquêteur » de choc.

Les politiques sont plus encore bousculés par l’apparition d’un support désormais « grand public ». Jean-François Copé décrivait en septembre 2009, sur France 2, le web comme un espace « dans lequel on peut finalement diffuser n’importe quelle image, la tronquer dans tous les sens » . Habile façon de retourner la polémique autour de la vidéo sur Brice Hortefeux, où l’on voit le député-avocat rire de bon cœur à la blague des «  Auvergnats » . En novembre 2007, Nicolas Sarkozy lui-même parlait d’Internet comme d’un « trou noir » induisant le terrible risque de la « négation du travail » , avant de militer pour « l’avènement d’un Internet civilisé » qui se ferait grâce à une France « leader dans la campagne de civilisation des nouveaux réseaux ». Si, au passage, ce sauvetage de l’humanité pouvait tarir les sources d’information alternatives et ouvrir en grand la voie au libre marché…

Depuis plusieurs mois, Orange, ex-France Télécom, mène une vaste campagne de publicité sur le thème « Il y a Internet… et Internet ». Comprendre : il y a votre Internet gris et il y a l’Internet du bonheur… par Orange, bien sûr. Toute la stratégie du secteur marchand repose sur ce postulat : pour générer de gros bénéfices sur le web et ramener l’internaute dans le giron de la consommation de masse, il faut contrôler le réseau. Dans cet Internet borduré, le web actuel, de qualité et d’accès égal pour tous, serait découpé en autant de services payants : vitesse de connexion à la carte, accès aux contenus variables, etc. Les marchands reprendraient ainsi la position dominante et lucrative qu’ils tenaient avant l’irruption du web. Mais les acteurs du commerce issus de « l’avant-web » ne sont pas les seuls à vouloir tondre la laine sur le dos de l’internaute. Google, Amazon, Facebook et d’autres font trimer gratuitement l’usager du réseau. Publication de vidéos ou de textes, indexation de données, forums, toute cette contribution immatérielle produite sur le réseau est transformée en richesse matérielle par les géants du web. Grâce à ses millions d’utilisateurs-producteurs de contenu-archivistes non rémunérés, Youtube a pu ainsi se vendre à Google pour la coquette somme de 1,6 milliard de dollars.

Les États, enfin, ne sont pas en reste quand il s’agit de tordre le cou au réseau [^2]. Si certains mouvements de contestation politique ont pu être portés, un temps, par Internet, en Iran ou en Biélorussie, les États autoritaires comme la Chine se sont vite initiés au web. Dans un article publié par la revue Books en mars dernier, le chercheur américain d’origine biélorusse Evgueni Morozov montre comment les autorités de son pays d’origine ont infiltré les réseaux sociaux créés par les dissidents pour les écraser : « Les plus grands atouts des médias sociaux
– l’anonymat, le caractère contagieux, l’interconnexion – sont également leurs principales faiblesses ».
Une façon de démontrer qu’Internet, support neutre ouvert à tous, n’est au service de personne.

[^2]: Les « Ennemis d’Internet », Reporters sans frontières :

Publié dans le dossier
Qui veut contrôler Internet ?
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