Pourquoi l’euro s’effondre sur nos têtes

Thomas Coutrot  • 15 avril 2010 abonné·es

L’euro est à l’agonie. La Grèce, maillon faible de l’Europe du Sud, est à nouveau attaquée par les fonds spéculatifs. La manip est enfantine : les traders achètent à tour de bras des CDS sur la dette grecque. Un CDS ( Credit Default Swap ), c’est une assurance contre la faillite de la Grèce. Vous êtes l’heureux détenteur d’obligations grecques, mais vous avez peur que la Grèce ne puisse plus payer les intérêts : achetez des CDS sur la dette grecque. En cas de défaut de la Grèce, vous serez remboursé.

Tout cela paraît très raisonnable, à un détail près : il n’y a pas besoin de posséder des obligations grecques pour acheter ces CDS. Les fonds spéculatifs, en achetant massivement ces titres, font monter leur valeur, selon la loi de l’offre et de la demande. Mais, quand ils voient le prix des CDS augmenter, les autres opérateurs financiers – fonds de pension, banques, assurances, etc. – se disent : puisque tout le monde a l’air de vouloir des CDS grecs, il y a anguille sous roche. La Grèce doit être en grave difficulté. Donc, nous n’allons plus lui acheter d’obligations, sauf si elle nous accorde un taux d’intérêt très élevé – une prime de risque.

Voilà pourquoi la Grèce doit déjà offrir aux investisseurs un taux d’intérêt supérieur à 7 % sur ses obligations (contre 3 % pour la « vertueuse » Allemagne) pour pouvoir les vendre et financer son déficit ; et ce taux va encore augmenter. Mais alors le coût de cette dette deviendra exorbitant, et le déficit s’aggravera. Le risque de faillite (de « défaut », puisqu’un État ne peut faire faillite) augmentera, et le prix des CDS flambera encore. Les spéculateurs sableront le champagne : gagnants sur toute la ligne puisqu’ils n’avaient pas d’obligations grecques, seulement des CDS. C’est exactement comme si vous pouviez acheter une assurance sur la maison de votre voisin : vous y mettez le feu et vous empochez la prime.

Logiquement, les autorités financières devraient empêcher la manip : interdire l’achat de CDS « secs », c’est-à-dire sans détenir les obligations supposément assurées. Réserver donc le droit de souscrire une assurance au propriétaire de la maison, pas à son voisin. On pourrait aussi taxer les transactions sur les CDS à un taux prohibitif (taxe Tobin-Spahn). Mais la Commission européenne explique que c’est trop compliqué techniquement, et qu’en plus Londres et Washington n’en ont pas envie. Circulez, braves gens, on n’y peut rien, DSK et son FMI vont s’occuper de tout…

Jusqu’où cela peut-il aller ? La réponse est déjà connue :
vu la passivité tragique d’une Union européenne divisée,
la Grèce, pas plus que le Portugal, l’Irlande, l’Italie, le Royaume-Uni, la France, etc. (qui sont déjà dans le collimateur des marchés) ne pourront pas résister à l’attaque concertée des fonds vautours. Ces pays devront donc un à un (ou bien en bloc) sortir de l’euro et revenir à leur monnaie nationale (ou à une monnaie commune entre eux). Ils pourront recourir à la dévaluation pour redevenir compétitifs par rapport à l’Allemagne, et/ou à l’inflation pour dévaloriser leur dette. En subissant au passage une récession dramatique et une flambée historique du chômage, sur fond de déchaînement nationaliste anti-allemand.

Nous le disons depuis longtemps, et l’heure de vérité est venue : le modèle néolibéral amène l’Europe dans le mur. Ce n’est une bonne nouvelle pour personne, sauf pour les fonds spéculatifs et leurs actionnaires. Il n’y a pas d’autre moyen d’éviter la catastrophe que de réorienter radicalement la construction européenne. On connaît les solutions : un plan de sauvetage solidaire de la Grèce par la BCE et l’UE, sans le FMI ; des mesures énergiques de taxation et de régulation de la finance, à commencer par les CDS souverains ; un plan de réduction des déséquilibres commerciaux intra-européens, dont un élément majeur est une hausse des salaires et des prestations sociales en Allemagne ; la mise en place d’un vrai budget et d’une fiscalité européenne, etc. Le temps presse : seule une gigantesque mobilisation populaire européenne pourra imposer ce virage avant le gouffre.

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