Quand le fret aérien bat de l’aile

En quelques jours, le volcan islandais a bloqué le transport par avion de marchandises, au grand dam des multinationales. Où l’on découvre que des produits frais font le tour de la planète, au gré de la mondialisation.

Claude-Marie Vadrot  • 29 avril 2010 abonné·es
Quand le fret aérien bat de l’aile
© PHOTO : KITWOOD/AFP

Dans le flot des nouvelles concernant l’arrêt du trafic aérien consécutif à l’éruption du volcan islandais, une information est passée quasiment inaperçue. Le groupe Nissan a annoncé qu’il devait arrêter la production de certains véhicules en raison de la pénurie de composants et de pièces détachées qui étaient livrées au Japon par avion… depuis l’Irlande. Ce blocage peut paraître anecdotique : il est cependant une parfaite illustration d’une mondialisation reposant de plus en plus sur des échanges aériens en flux tendus.

Sept mille tonnes de marchandises, notamment des appareils électroniques, des articles de luxe, mais aussi des produits frais, sont ainsi chaque jour envoyées par les airs depuis l’Asie vers l’Europe. Pour avoir tout misé sur les avions-cargos trimballant ces marchandises d’un bout à l’autre de la planète en fonction des avantages fluctuants des délocalisations, des cours mondiaux et de l’exploitation de main-d’œuvre bon marché, des multinationales ont failli priver l’Europe de tomates cerises… Et, tandis que des millions de roses restaient en plan au Kenya, en Éthiopie, en Équateur et en Colombie, les crevettes élevées à Madagascar, au Brésil ou sur le littoral vietnamien ne parvenaient plus à Rungis via Orly.

« Incontournable », le transport aérien de produits périssables est en progression constante, mentionnait en 2008 Rungis Actualités, mensuel de la presse agroalimentaire. Ainsi, les roses coupées – 20 millions par jour – sont restées bloquées sur l’immense plate-forme florale hollandaise d’Aalsmeer, à quelques encablures de l’aéroport international de Schiphol. Il a fallu une noria de camions climatisés pour les expédier tant bien que mal en France et dans d’autres pays européens. De même pour les deux autres millions de plantes qui transitent quotidiennement par le marché hollandais.

Pendant quelques jours, les transporteurs aériens n’ont pu utiliser la voie habituelle des réexportations immédiates vers la Russie, le Japon et les États-Unis. Conséquence, les multinationales qui organisent ce fret aérien ont enregistré des pertes financières, et les ouvriers, déjà mal payés, des pays du Sud ont été mis au chômage. Or, l’origine de ces millions de roses est rarement signalée aux consommateurs puisque toutes, c’est-à-dire 95 % de la production africaine, sont vendues étiquetées (quand elles le sont) : « Provenance Pays-Bas ».

Pendant plusieurs jours, malgré la discrète priorité donnée aux avions-cargos, dont les affréteurs ont exercé d’énormes pressions pour que leur soient attribués des plans de vol dès la réouverture des espaces aériens, la France a « tragiquement » manqué de haricots verts équeutés et de petits pois écossés du Kenya, et de tomates du Sénégal. Les importations de raisin frais d’Afrique du Sud et de pomelos en provenance de Chine ont subi le même sort. Le pays s’est retrouvé momentanément « privé », comme la Grande-Bretagne et l’Allemagne, d’une part importante des légumes et fruits « hors saison » qui font la fortune des grandes surfaces.

En quelques années, les circuits d’approvisionnement de ces fruits et légumes sont devenus dépendants du transport aérien, avec tout ce que ce mode d’acheminement suppose de gaspillage et d’émissions de gaz à effet de serre contribuant au réchauffement climatique. Depuis le début des années 2000, les importations de tomates extra-européennes ont augmenté de 435 %, celles de petits pois de 432 %, celles d’asperges de 316 % et celles de haricots verts de 59 %. Les nations du Sud ne sont pas vraiment passées à l’offensive exportatrice, mais les pays riches y localisent la part la plus rémunératrice d’une production qui est rapprochée par les airs des lieux de consommation, en laissant quelques miettes aux zones ainsi exploitées.

De grandes sociétés multinationales y trouvent leur profit, notamment la Société des grands domaines du Sénégal (GDS), filiale de la Compagnie fruitière. Cette dernière, premier producteur de fruits de la zone Afrique-Caraïbes-Pacifique, a installé il y a quelques années plus de 200 hectares de culture intensive consacrés aux tomates cerises et aux haricots verts. L’exploitation comprend, avant extension prochaine, 45 hectares de serres et 175 hectares de cultures de plein champ, près de Saint-Louis du Sénégal, au détriment des cultures vivrières.
La Compagnie fruitière, contrôlée par Dole International, multinationale américaine et leader mondial des fruits et légumes, se présente comme la « spécialiste des fruits et des légumes de contre-­saison »  (sic). Elle a implanté de grandes exploitations dans plusieurs pays africains qui vivent ­désormais d’un mode imposé de consommation de végétaux « hors ­saison » nourris aux pesticides. Ces produits frais sont transportés en partie par voie aérienne, rapidement dispersés dans le monde entier, au gré des évolutions des cours et des pénuries.

Brusquement, du fait de la paralysie du fret aérien – les poissonniers et les gérants des rayons spécialisés des grandes surfaces en ont témoigné –, il y a eu pénurie de filets de panga. Ce poisson d’eau douce de la famille des poissons-chats est issu des centres d’élevages du delta du Mékong au Vietnam et est expédié, congelé, tous les jours par voie aérienne vers l’Europe. Ce flux est non négligeable puisque la production, exportée pour l’essentiel, dépasse désormais un million de tonnes par an et mobilise un nombre important d’avions. Les cantines scolaires et les restaurants d’entreprise, qui ont de plus en plus recours aux filets de ce poisson, ont ressenti le manque de ce produit frais dont le bas prix de revient implique des salaires misérables pour les ouvriers vietnamiens et chinois qui assurent la continuité de sa production.

La France a aussi été privée des plantes condimentaires qui parviennent tous les jours en Europe depuis Israël et les Territoires palestiniens occupés pour ce qui concerne les tomates cerises, le basilic et l’estragon. Israël a bâti une part de son agriculture sur les légumes et les fruits cultivés hors sol et rapidement exportés vers l’Europe. Ce commerce contribue à faire disparaître la notion de saison et à entretenir l’illusion que tomates, concombres ou poivrons poussent toute l’année. Mais ces produits ont pendant quelques jours manqué à l’appel, et la France a (vaguement) entrevu un monde dans lequel le transport aérien serait remis en cause.

Cette situation de dépendance alimentaire artificielle pèse sur les prix, sur l’avenir de la planète et évidemment sur la situation des agriculteurs et maraîchers français, sommés de s’adapter, de produire de plus en plus prématurément, alors qu’ils sont de plus en plus mal rétribués pour leur travail. Les fraises sont un bon exemple de ces dysfonctionnements : chaque année, les grands circuits en importent des États-Unis au cœur de l’été. L’avertissement donné pendant une semaine par le volcan islandais Eyjafjöll est une incitation de plus à la production et à la consommation locales.

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