Toutes les peines du monde, et tous les sentiments

Dans « les Arrivants », Claudine Bories et Patrice Chagnard allient force dramaturgique et éthique du regard.

Christophe Kantcheff  • 8 avril 2010 abonné·es

Les premières images des Arrivants montrent une statue d’éléphant hindou transportée dans les rues de Paris. Décalage avec ce qui suit ? Non pas. Le rappel, d’emblée, que le spectateur entre dans un film, pas dans la réalité. Or, c’est parce qu’il a de puissantes qualités cinématographiques, combinées à la force de son sujet, que les Arrivants est un documentaire si passionnant.

Par exemple : sa dramaturgie, toujours vive, tendue. Ainsi, dans le local de la Cafda, les cinéastes choisissent de montrer non les moments d’attente ou de solitude des arrivants, désœuvrés sur leurs chaises, mais les points de rencontre, de confrontation : le « guichet » d’identification dans la salle d’accueil, et les bureaux des assistantes sociales. Là où il y a échange, dialogue, c’est-à-dire où il y a potentiellement du malentendu, de l’incompréhension, de la colère, ou de la suspicion. Aussi grave soit le sujet des Arrivants , aussi terrible soit le passé des demandeurs d’asile, et difficiles leurs conditions d’existence en France, le film a pour ressorts narratifs ceux du théâtre. Tout se passe dans les mêmes décors, ceux de la Cafda (hormis quelques brèves séquences à l’extérieur). Et la parole y est prépondérante.

Des paroles qui tentent, de part et d’autre, de s’ajuster. Avec beaucoup de difficultés. Non seulement parce qu’elles sont dans des langues différentes – l’anglais, l’arabe, le mongol, le tamoul, le français –, qui placent le traducteur, sollicité à chaque rendez-vous par l’assistante sociale ou la juriste chargée de recueillir le récit des demandeurs d’asile, dans une situation de tiers personnage à haute responsabilité. Mais surtout parce que les uns parlent urgence, appel à l’aide et besoins de première nécessité ; les autres, démarches administratives, nécessité de dire la vérité et risque d’expulsion. Pourtant, salariés de la Cafda et arrivants se battent pour la même cause : l’obtention, par les seconds, du statut de réfugié. Il y a là deux alliés face à face qui doivent faire de sacrés efforts pour se comprendre. Autrement dit, une situation propice aux changements de tons, où peuvent se mêler la colère, l’émotion, le comique inattendu…

Mais attention, s’il y a du spectacle (osons le mot, au sens où il est le fruit d’une mise en scène et d’une construction narrative), il est conçu avec une éthique exemplaire. On ne trouvera pas ici de personnages en position de faiblesse qui font rire à leurs dépens, comme on a pu en voir, hélas, chez Raymond Depardon. Claudine Bories et Patrice Chagnard filment chacun en respectant sa personnalité, sa complexité. Les arrivants ne sont pas réduits à l’état de victimes ou d’inlassables quémandeurs – par exemple, on mesure leur courage quand ils font le récit des dangers qu’ils ont encourus.

Les assistantes sociales, quant à elles, sont prises en tenaille entre le geste élémentaire d’humanité, qu’elles doivent souvent refréner, et les contraintes de leur mission, compliquées par les absurdités de la loi. Ce sont des personnages déchirés, dans un conflit intérieur permanent. Au sens ­propre : des personnages de tragédie. Protectrice et expérimentée, Colette trouve toujours la rustine qui colmate la brèche, au prix d’un déficit dans le budget alloué. Elle est la démonstration vivante qu’humanisme et rigueur budgétaire sont antinomiques. Caroline, la débutante, se laisse déborder par son agressivité, que le spectateur pourrait vite condamner. Mais le film la sauve. Une séquence bouleversante la montre effondrée, meurtrie par les refus qu’elle est obligée de formuler.

Exaltant huis clos que celui des Arrivants  : il contient toutes les peines du monde, et tous les sentiments que recèlent les humains.

Publié dans le dossier
Droit d'asile en péril
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