Une décroissance souhaitable

La décroissance s’ancre dans d’importantes traditions historiques – écologistes, politiques, sociales, éthiques –, décrit Stéphane Lavignotte, dans le premier ouvrage qui analyse aussi largement ce courant de pensée qui n’a pas fini d’interpeller.

Patrick Piro  • 22 avril 2010 abonné·es
Une décroissance souhaitable
© PHOTO : DANIAU/AFP

Jusqu’à présent, la décroissance a essentiellement suscité deux types d’écrits : ceux qui la défendent et alimentent le corpus de ses réflexions
– c’est la veine la plus riche, et de loin ; et ceux qui la fustigent comme une pensée immature ou blasphématoire, littérature finalement assez pauvre et souvent réduite à quelques pamphlets lapidaires.
Stéphane Lavignotte, avec La décroissance est-elle souhaitable ? (1), inaugure la catégorie des écrits d’analyse. La décroissance comme objet d’étude, sur les plans politique, social, philosophique – enfin –, et plus seulement comme arène d’affrontement d’arguments, avec ses noms d’oiseau. Théologien et pasteur, cet ancien cadre des Verts qui n’a rien renié de ses convictions écologistes n’est pas un observateur neutre, pourrait-on lui reprocher. Mais Stéphane Lavignotte ne revendique pas un brevet de neutralité dans le débat. Simplement, il ne déroge jamais au respect dû aux argumenteurs, ce qui rend sa distanciation crédible.
Depuis longtemps, à son insu éventuellement, la décroissance entretient une sorte de rideau de fumée sur sa nature. Sous sa dénomination étendard ne se profile pas une mouvance uniforme. Derrière le projet de déboulonnage de la croissance, qui monopolise la polémique avec les détracteurs, il y a des dizaines de penseurs, de multiples sensibilités, quelques petits partis politiques, diverses cultures et des histoires de résistance aux allures de « galaxie ».

Stéphane Lavignotte identifie trois filiations à l’émergence de la décroissance : l’alerte à la planète en danger, érodée par la croissance et la consommation ; le refus de l’aliénation à la richesse et à la possession, par la recherche d’un bonheur simple (« moins de biens, plus de liens ») ; et la critique du trio science, technologie et économie comme réponse aux problèmes de la société.
L’auteur y voit un retour salutaire de la radicalité en écologie – vertu qu’il ne prête plus aux Verts ni aux ONG –, avec pour preuve la réactivité d’auteurs comme Vincent Cheynet, Bruno Clémentin, Serge Latouche, Paul Ariès et d’autres pour démonter les pièges du « développement durable » ou de la « croissance verte ». Un terrain qui permet à la décroissance d’affiner sa critique : que l’on prétende déconnecter la croissance de la ponction des ressources ou bien imposer une économie « immatérielle », ce sont autant d’avatars qui dissimulent « le passage à un nouveau capitalisme », résume Paul Ariès, c’est-à-dire : tout changer pour que rien ne change.

L’un des effets les plus intéressants produits par la décroissance est la critique du concept de « développement », pourtant l’un des bastions de la gauche et de l’altermondialisme. Pour Serge Latouche, notamment, la défense du développement (des pays du Sud) au nom de la solidarité internationale pêche par reproduction d’un modèle croissanciste concocté par l’Occident.
La décroissance est-elle une « erreur de communication », parce qu’elle se présente en négatif ? Pour Stéphane Lavignotte, les faits démentent cette critique. Parce que la puissance corruptrice du concept ne s’est pas affaiblie. Et que la décroissance s’est nourrie de pratiques concrètes, avec l’invention de modes de vie plus frugaux, désaliénés de la voiture, des objets technologiques, etc. Cette « simplicité volontaire », l’auteur lui donne un statut plus noble que l’empilement de choix individuels : il s’agirait d’une mouvance politique active en voie de prendre conscience d’elle-même, non constituée en parti, une sorte de « nouvelle classe écologiste ». Et ceux qui sont entrés dans l’arène des élections (ce qui ne fait pas consensus…) ont des programmes à faire valoir : la relocalisation des activités (économie, politique, valorisation des cultures, etc.), la gratuité pour les usages (biens et services indispensables) contre le renchérissement des mésusages (gaspillages, etc.), l’instauration d’un revenu maximal autorisé et d’un revenu minimal universel, etc.
S’il ne cache pas sa sympathie pour cette créativité, Stéphane Lavignotte gratte aussi la décroissance sur ses zones de flou. Décroissance, mais de quoi ? Du PIB ? Insuffisant, voire contradictoire : cet indicateur traduit aussi l’activité de secteurs comme l’éducation, la santé, etc. Jean-Claude Besson-Girard et Serge Latouche parlent eux d’« a-croissance », pour suggérer une société bâtie sur l’absence de référence à la croissance, plutôt qu’une baisse de la croissance synonyme de récession – et de volée redoublée de bois vert de la part des contempteurs.

Autre « test » : le débat sur la démographie. Yves Cochet avait avancé l’idée d’allocations familiales n’incitant pas à la natalité. Toucher à la démographie, le débat agite hors et au sein de la décroissance : y a-t-il trop d’individus ou d’automobilistes ? Ne sacrifie-t-on pas l’humain en nous en agissant sur la démographie ? Et les inégalités sociales sont-elles suffisamment prises en compte par ceux qui privilégient la critique d’une « croissance illimitée », point qui cristallise la controverse avec une partie du mouvement Attac ?
S’il fait parfois peu de cas de certaines divergences au sein de la mouvance de la décroissance, Stéphane Lavignotte s’accroche en revanche plus franchement sur le fonds anthropologique d’auteurs comme Cheynet et Ariès. D’où viennent ces menaces de catastrophe d’une société de croissance qui organiserait une confusion entre humains, objets et animaux ; entre les sexes et les générations ; entre le réel et le virtuel, etc. ? Ces auteurs sont-ils en train de cautionner une « psychanalysation » (et conservatrice de plus) de la vie sociale, et de se raconter un « conte de Noël où le vrai désir succéderait au désir dévoyé » , dans l’après-croissance ?

L’auteur reconnaît en revanche à la décroissance le mérite indéniable d’avoir fortement interpellé la gauche. Ce en quoi elle est résolument « souhaitable », induit-il en réponse à la question posée par le titre de l’ouvrage : elle a entamé la « décolonisation de l’imaginaire productiviste des gauches ». Cette percée trouve du répondant chez un auteur comme Philippe Corcuff (NPA), qui invite les antiproductivistes et les anticapitalistes à travailler sur leurs convergences. Pour Lavignotte, les élaborations de Paul Ariès pour lier la gratuité à la valeur d’usage des biens et services (au lieu de leur valeur d’échange – marotte de la marchandisation mondialisée) offrent actuellement le terrain le plus propice.


À lire également :

– Entropia n° 8, « Territoires de la décroissance » (avec un développement sur la connivence entre décroissance et poésie, par Jean-Claude Besson-Girard).

– La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance », Paul Ariès, La Découverte. Sur la nécessité d’ancrer l’antiproductivisme à gauche.

– Vers la sobriété heureuse, Pierre Rabhi, Actes Sud. L’itinéraire personnel exemplaire d’un des penseurs de la décroissance.

Idées
Temps de lecture : 6 minutes

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