Cartes d’identité

Jean-Christophe Attias  • 6 mai 2010 abonné·es

Le judaïsme n’a jamais été une religion du territoire. Le territoire y est au mieux un horizon, il dessine une espérance. Il ne s’étend pas seulement en longueur et en largeur, il oblige à lever les yeux. Il est espace avant tout, et cet espace n’est guère différent de ce qui lui est pourtant souvent opposé : le temps. Qui à la fois nous échappe, nous porte au-delà de nous-mêmes et nous rappelle notre fragilité.
Moïse jamais ne foula le sol de la Terre promise. Et, pendant des siècles,
tout en ne cessant pas de rêver d’une Jérusalem à la fois perdue et espérée,
les Juifs en diaspora ont su, là même
où ils vivaient, s’en imaginer
de nouvelles et de provisoires. Salonique, Vilna, Amsterdam, nombreuses ont été les prétendantes
au titre de Jérusalem de l’exil.
Comment les descendants de ces Juifs-là en sont-ils venus à croire que Jérusalem, la « vraie », celle d’Orient, est la seule qui compte ? Et que ce qui vaut pour Jérusalem vaut pour tout le territoire qui l’entoure ? Que posséder cette ville-là, cette terre-là, et les dominer tout entières, est tout ce qui nous reste pour demeurer nous-mêmes ?

La guerre de 1967 a provoqué un dramatique télescopage des espaces et des temps. L’Israël moderne s’est subitement trouvé maître des territoires mythiques de l’Israël biblique. La Judée et la Samarie, la vieille ville de Jérusalem, le Mur, le Mont du Temple, tombés entre les mains des Juifs, offraient un prolongement messianique à un simple fait d’armes. Les laïcs ne furent pas les derniers à crier au miracle. Les Juifs d’aujourd’hui pensaient marcher soudain dans les pas de leurs ancêtres antiques.
Le miracle de la victoire accomplissait le sionisme et il le justifiait. Car c’était contre toute attente, croyait-on, que l’on avait vaincu. Si « David » avait ainsi défait « Goliath », c’était que Dieu, ou à tout le moins le droit, mais un droit supérieur, de nature mystérieuse, était avec lui. Les « territoires », c’était le signe de notre élection, c’était nous. La carte des lieux conquis valait soudain carte d’identité.

En février dernier, Benyamin Netanyahou annonçait sa volonté d’inscrire au patrimoine archéologique d’Israël deux lieux saints situés en Palestine occupée :
le tombeau de Rachel, près de Bethléem, et le Caveau des Patriarches, à Hébron.
Le symbole était fort. Selon Genèse 23, c’est au prix de quatre cents sicles d’argent qu’Abraham, ancêtre putatif
des Juifs, aurait acheté à Efron le Héthéen ce caveau et le terrain alentour pour
y inhumer Sarah, son épouse défunte.
Le problème, bien sûr, c’est qu’Abraham est aussi le père d’Ismaël, ancêtre putatif des musulmans. Que le Caveau des Patriarches est un lieu saint de l’islam. Qu’il fut le lieu du martyre de vingt-neuf fidèles musulmans assassinés par l’extrémiste juif Baruch Goldstein
en 1994. Et que, malgré la présence
de quelques centaines de colons juifs, Hébron est bien une ville arabe, l’une
des plus importantes de Cisjordanie.
Mais qu’est-ce donc qu’un lieu saint juif ? Un lieu sur lequel il est impératif d’affirmer sa souveraineté militaire
et administrative ? Sur lequel il est impératif d’installer une présence juive continue ? De fait, si le territoire, c’est l’identité, y renoncer, a fortiori s’agissant d’un « lieu saint », et quand même ce n’en serait qu’une infime partie, revient à ébranler les fondements de cette identité. Et si la possession physique
du territoire vaut droit de propriété, accepter de relâcher l’emprise qu’on s’est arrogée sur lui revient à accepter la remise en cause de ce droit.
Et pourtant, renoncer à exercer concrètement un droit, surtout lorsqu’on est tout-puissant, n’a pas pour effet l’annulation pure et simple du principe
de ce droit. Tout retrait local ne vaut pas abdication identitaire. Au contraire. Israël s’est construit sans la Samarie et sans
la Judée. Le sionisme lui-même
s’est longtemps défié de ces régions trop chargées de mémoire et de religion, préférant se développer sur un littoral plus profane. Et le judaïsme lui-même, qui est avant toute chose une pensée de l’exil, a développé une pensée du lieu infiniment plus subtile et contradictoire. Et infiniment plus fondatrice de son identité que les formes juives contemporaines d’idolâtrie territoriale.

Visitant Israël chaque année depuis des décennies, y ayant même vécu d’assez longues périodes, je n’ai jamais foulé
le sol du Mont du Temple. Hier, Juif religieux, je m’en abstenais pour des raisons religieuses. C’étaient les autorités rabbiniques d’Israël elles-mêmes qui,
à l’entrée de ce « lieu saint », avaient apposé des panneaux rappelant aux visiteurs que la loi juive en interdisait
à tous l’accès en raison même de sa sainteté. Aujourd’hui, devenu mécréant, j’ai d’autres motifs – politiques, cette fois – de ne pas y emboîter le pas des fanatiques juifs de tous poils. Le Mont
du Temple ne me manque pas, cependant. Ou plutôt, c’est précisément ce manque lui-même qui me fait juif.
C’est cette part assumée d’inaccomplissement – et donc d’espérance toujours vive – qui a fait
la grandeur du judaïsme. Elle aurait pu faire la grandeur du sionisme. On n’en est plus là, hélas, aujourd’hui. Quand comprendrons-nous enfin que c’est
la conquête qui amoindrit ?

Digression
Temps de lecture : 5 minutes