Claude Allègre saisi par le doute

Denis Sieffert  • 27 mai 2010 abonné·es

Comme vous le savez, Claude Allègre attaque notre journal. Il a demandé notre mise en examen près d’un an après la publication d’une tribune libre pour laquelle il n’avait émis aucune protestation ni demandé aucun droit de réponse. Ce qui en dit long sur les méthodes du personnage. Un grand merci à ceux qui se sont immédiatement mobilisés en signant notre pétition. Nous avons besoin que cet élan fort et plein d’encouragements se poursuive et s’amplifie. Derrière cette bataille, nous le savons tous, se profilent d’autres débats emblématiques de notre époque. J’y reviens cette semaine, à l’occasion d’une longue tribune parue dans le Monde de samedi. Son auteur ? Devinez !

« Après la tempête, le calme ! » Qui écrit cela avec un soupir de soulagement ? Mais Claude Allègre, bien sûr ! Et qui, dans le même article, invite les protagonistes du débat à la sérénité ? Encore Claude Allègre ! Et qui revendique benoîtement le droit au doute ? Claude Allègre, toujours ! Il faut se pincer pour y croire ! L’homme qui a traité les climatologues du monde entier d’imposteurs, qui leur a dénié toute qualité de scientifiques, s’est inventé des appuis imaginaires, a inversé une courbe pour lui faire dire le contraire de ce qu’elle disait, agite aujourd’hui le drapeau blanc de la concorde. Il n’a jamais voulu nuire à qui que ce soit, ni non plus voulu tromper l’opinion. C’est tout de même incroyable, semble-t-il nous dire, on n’a même plus le droit de causer ! Et c’est sous la bannière émouvante du droit au doute qu’il réoriente soudain sa stratégie. Mais, si le ton a changé, l’homme n’est pas pour autant gagné par la vertu. Il balaie la longue cohorte de ses fautes d’une formule désinvolte : « Il est exact, dit-il, qu’il y avait dans l’édition originelle de mon livre des scories dans l’orthographe de quelques noms propres… » « Scories » , c’est peu dire quand on songe qu’il s’agit moins d’orthographes fautives à des noms qui existent, que de l’invention éhontée de noms qui n’existent pas…

Quant à la fameuse courbe du climatologue suédois Hàakan Grudd, elle a été « indûment prolongée lors de sa traduction graphique » , nous dit Allègre. On admire le caractère impersonnel de la formulation. Qui a fait cela ? L’éditeur ? Une correctrice ivre ? Un ordinateur en folie ? Sans compter que ladite courbe n’a pas été que « prolongée », elle a surtout été inversée dans sa signification même. Le potache, pris les mains dans le pot de confiture, regarde le plafond… Mais allons plus loin. Évidemment, je laisserai à d’autres le soin de répondre aux arguments scientifiques – puisqu’il semble qu’il y en ait cette fois. Je voudrais simplement, pour ma part, revenir sur deux aspects de l’argumentaire de Claude Allègre. Des points qui ont à voir avec la démocratie : le droit au doute, qu’il revendique si âprement, mais aussi le rapport au politique et au social. Pour ce que nous avons compris du débat sur le réchauffement climatique, les conclusions des climatologues ont déjà largement été passées au crible de la critique. Depuis 1992 – le sommet de Rio – que ce débat est à la fois public et planétaire, les climatologues que M. Allègre traite de tous les noms (avant d’en appeler à la sérénité) ont eu le temps de douter. Les climato-sceptiques, c’est eux. Invoquer le droit au doute presque vingt ans plus tard pour remettre en cause quelques certitudes solidement établies me semble relever du détournement de concept.

À moins d’être l’éternel captif de la caverne de Platon, et d’être définitivement prisonnier des apparences, il faut croire à la progression du savoir jusqu’au moment où il n’est plus permis de douter des mêmes choses. Mais cela, Claude Allègre le sait fort bien. Son doute perpétuel n’est qu’un subterfuge. « La science, nous dit-il encore, n’a pas besoin de validation politique. » « Pour moi, conclut-il, la défense de la vérité reste ma boussole. » Voilà bien des formules ambiguës. Claude Allègre porte-t-il la « vérité » en gousset ? Une vérité qui n’aurait d’autre validation que l’idée qu’il s’en fait lui-même. Si l’on considère que la « politique », au meilleur sens du mot, c’est l’organisation de la cité selon des règles de démocratie et de citoyenneté, alors il n’est pas déraisonnable de rechercher quelque validation de ce côté-là.

Le dernier débat, enfin, n’est pas le moins insidieux. « Ne faut-il pas se préoccuper d’abord du problème de l’eau et de la faim dans le monde, du chômage, de la crise financière en Europe ? » , demande notre géochimiste la main sur le cœur. On pourrait répondre que les derniers engagements politiques de Claude Allègre, qui l’ont conduit au seuil du gouvernement Sarkozy-Fillon, cadrent mal avec cette obsession de justice sociale. Mais, pourquoi, surtout, faudrait-il se résigner à une pensée binaire ? Selon la vision de Claude Allègre, il faudrait choisir ! Les climatologues seraient condamnés à être des affameurs d’enfants africains et des destructeurs d’emplois ? Le propos, outre son inélégance, trahit une pensée d’un autre âge. Et si, tout au contraire, les solutions étaient les mêmes ? Et si les changements de comportements rendus urgents par le péril climatique supposaient une autre organisation sociale et un autre partage des richesses ? Et si c’était contre ces changements-là que luttait en réalité le très conservateur Claude Allègre ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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