Du danger de voir juste

Noam Chomsky sera ce week-end à Paris pour une série
de conférences : l’occasion
de (re)découvrir le travail d’éclaircissement du monde de cet immense intellectuel américain. Une clairvoyance qui lui vaut haines et diffamation.

Sébastien Fontenelle  • 27 mai 2010 abonné·es
Du danger de voir juste
© PHOTO : SCHUERMANN/AFP

Noam Chomsky, que le New York Times , peu suspect de complaisance à son égard, pense être « sans doute l’intellectuel vivant le plus important » , sera ce week-end à Paris, où il participera à un colloque [^2] et donnera deux conférences. Cela pourrait – cela devrait – faire l’occasion, pour le public français, d’une (re)découverte de son passionnant travail, depuis de longues décennies, d’éclaircissement du monde, et d’une fort édifiante confrontation de la réalité de sa pensée avec la présentation qu’en font, en France, tout particulièrement, ses contempteurs obsessionnels.
Aucun intellectuel, en effet, n’a été si obstinément diffamé, dans l’ère post-soviétique, et suivant un « style » dont lui-même a de longue date constaté qu’il était justement « tout stalinien » , que l’auteur de la Fabrication du consentement [^3], probablement l’un de ses maîtres livres, implacable démontage des mécanismes idéologiques et médiatiques où se fonde l’assujettissement des masses aux dogmes dominants de l’Occident. Jamais les opinions d’un tel homme n’ont suscité un tel « amoncellement de mensonges et de tromperies », selon ses propres mots.

Son crime ? Le péché originel qui a provoqué l’ire de ses persécuteurs ? Précisément la cruelle mise à nu, extraordinairement sobre, et qui jamais ne s’autorise la moindre afféterie, mais qui toujours se fonde sur des faits – rien que sur des faits, vérifiables par tout un chacun –, des facilités où se complaît, au service constant des puissants et sous le sceau, pourquoi pas, d’un iconoclasme de façade, ce qu’il nomme la « prêtrise séculière » des intellectuels de médias et des journalistes d’obéissance.
Ceux-là, calfeutrés dans leur entre-soi, dans leurs vrais-faux débats
– soigneusement circonscrits dans les frontières de leurs convenances – entre amis de la même petite coterie, ne lui pardonneront jamais d’avoir exposé, et de continuer à montrer, les veuleries de leur système nourricier, en même temps que leurs propres compromissions. Alors, ils le salissent avec d’autant plus d’acharnement que cette haine – le mot n’est pas exagéré – peut donner au badaud l’illusion, gratifiante, que les insulteurs évoluent aux mêmes hauteurs que l’insulté. Chomsky, portraituré par ces gardiens du consentement, serait, on excusera du peu, révisionniste, négationniste, conspirationniste, et aussi un peu antisémite – du fait de ses protestations contre la « politique palestinienne » du gouvernement israélien –, quoique juif lui-même : l’élégant Pierre-André Taguieff, politologue, philosophe et historien des idées, le qualifie ainsi, est-ce délicat, de « juif anti-juif »…

Mais qu’en est-il, exactement ?
En 1988, c’est une bonne illustration de sa méthode, Chomsky se livre à une « comparaison instructive » d’où ressort que le New York Times a consacré, en l’espace d’un an et demi, 78 articles, dont 10 ont été montés en une, à l’assassinat du père Popieluszko, tué en Pologne en 1984, contre 7 articles seulement – sans aucune mention en une – aux 23 religieux assassinés (parmi beaucoup d’autres en Amérique latine) au Guatelama entre 1980 et 1985. Il s’agit, on l’aura compris, de mettre en lumière un saisissant déséquilibre « entre le traitement médiatique » réservé, d’une part, à « un prêtre catholique assassiné par la police d’un État “ennemi“la Pologne » , et, d’autre part, à « d’autres membres du clergé catholique, massacrés en pleine zone d’influence des États-Unis ». La conclusion, accablante, est que « le premier, considéré comme une victime méritante, a été jugé digne d’une large campagne scandalisée de propagande médiatique en sa faveur » , cependant que « les douzaines d’autres victimes n’ont eu droit qu’à la portion congrue de la part des mass media ».

Chomsky a, de même, démontré que « pour un niveau de violence et un nombre de victimes à peu près équivalents, les atrocités commises par Pol Pot (ennemi des États-Unis) étaient traitées de manière emphatique » par la presse américaine, alors que « le génocide perpétré à la même époque par l’armée indonésienne (alliée des États-Unis) au Timor-Oriental était, à l’inverse, complètement occulté par les médias [^4] ». Il va de soi que jamais Chomsky n’a pour autant nié l’horreur du génocide commis par les Khmers rouges : il l’a, évidemment, maintes fois condamné.
Moyennant quoi, ses accusateurs publics, libérés du joug du respect de la vérité, s’ingénient depuis vingt ans à le présenter, de ce côté-ci de l’Atlantique, en « négateur du génocide cambodgien » – Philippe Val dixit –, qui aurait, selon le philosophe Alain Finkielkraut, « dit qu’il ne s’est rien passé au Cambodge » , alors qu’il n’a cessé de dire exactement le contraire.

Autre imputation, tout aussi mensongère : le négationniste imaginaire serait également un conspirationniste compulsif. Au mois d’octobre 2005, par exemple, Pierre-André Taguieff, répondant aux questions du Nouvel observateur à l’occasion de la parution de son livre la Foire aux illuminés , consacré aux théoriciens du complot, présente ainsi Chomsky comme « l’un des maîtres à penser du néo-conspirationnisme d’extrême gauche », mais il omet bien sûr de préciser que pas une seule fois il ne cite – et pour cause – le nom de ce prétendu (mauvais) génie du complotisme politique dans le volumineux ouvrage dont il assure alors la promotion, et où il prétend pourtant décrypter « l’engouement » du monde « pour les théories conspirationnistes et autres élucubrations ésotérico-politiques »…

Dans la vraie vie, Chomsky n’a cessé de répéter « que son analyse », toujours méticuleusement fondée, il convient d’y insister, sur des faits précis, « ne reposait sur aucune forme de conspiration [^5] ». Tout récemment encore, il se disait atterré par « la persistance de théories nombreuses et variées qui accusent l’administration Bush d’avoir directement ou indirectement participé aux attentats du 11 Septembre »
– qualifiant cette frénésie d’ « industrie assez fanatique » . Et de préciser : « Des industries de ce type, il y en a à foison », nourries par des individus qui « un jour se disent : Ah, tiens, voilà ce que je peux faire : devenir en une heure ingénieur qualifié en génie civil et prouver que c’est Bush qui a fait sauter » le World Trade Center.

D’aucuns, au sein de l’éditocratie française, préfèrent quant à eux s’instituer experts ès Chomsky, pour déclamer sans l’avoir jamais lu que l’un des plus grands intellectuels de gauche vivants est un salaud. « On est habitué à un certain degré de fantaisie, d’irrationalité de ces milieux, mais il devrait quand même y avoir des limites » , a un jour écrit l’intéressé : c’était en 1979, et les limites, depuis, ont sans cesse été repoussées.

[^2]: Colloque « Rationalité, vérité et démocratie : Bertrand Russell, George Orwell, Noam Chomsky », Collège de France, vendredi 28 mai de 9 h à 18 h. Entrée libre.

[^3]: Agone, 2008.

[^4]: « Noam Chomsky et les médias français », par Arnaud Rindel, Acrimed, 23 décembre 2003.

[^5]: « La conspiration. Quand les journalistes (et leurs favoris) falsifient l’analyse critique des médias », par Serge Halimi et Arnaud Rindel, Agone, n° 34, 2005.

Idées
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