« Il y a toujours une très grande peur »

Brigitte Font Le Bret, psychiatre à Grenoble et spécialiste de la souffrance au travail, s’entretient dans un livre avec un ancien salarié de France Télécom. Elle revient ici sur la vague de suicides dans cette entreprise.

Thierry Brun  • 27 mai 2010 abonné·es

POLITIS : Quand avez-vous remarqué des changements dans l’attitude des salariés de France Télécom ?

Brigitte Font Le Bret I Dans les années 1990, les premiers salariés de France Télécom qui viennent me voir ont des angoisses, des troubles du sommeil, c’est-à-dire des formes cliniques d’intensité moyenne. À partir de 2000, j’ai constaté des situations suicidaires et des phobies d’évitement qui réclamaient des soins beaucoup plus lourds, ainsi que des arrêts de travail. Il y a eu une accélération après 2005. J’explique dans le livre qu’à cette période j’avais toujours peur et que mon téléphone portable était toujours allumé. Par exemple, pour les agents de l’ex-service public des PTT, les conditions de travail sont très difficiles parce qu’ils n’ont aucune marge de manœuvre. On les a catapultés dans des agences commerciales avec des objectifs à atteindre. Certains ont suivi quinze jours de formation pour aller vendre des produits dans une agence commerciale… avec des jeunes de 25 à 30 ans dotés d’un BTS d’action commerciale. Le système de primes et de parts variables en fonction du chiffre de vente les a déstabilisés très vite.

Tout de même, il aura fallu près de quinze ans pour comprendre le danger des nouvelles organisations de travail…

Les médecins du travail connaissaient ces dangers. Un certain nombre d’acteurs sociaux ont dénoncé les risques. Nous avons, par exemple, mis en place un réseau dans le département de l’Isère pour pouvoir communiquer de manière anonyme sur les entreprises à risques. Nous avons régulièrement des échanges avec les médecins du travail de France Télécom, et je leur fais part des inquiétudes sur les risques de suicide. Les médecins du travail ont fait remonter ces informations dans les rapports annuels.

Avez-vous constaté des changements de méthode managériale chez France Télécom depuis la vague de suicides de 2009 ?

Je suis effarée de voir le fatalisme de mes patients, qui n’y croient pas beaucoup. On n’a pas touché à l’organisation du travail elle-même. Il y a toujours une très grande peur, et les suicides continuent. Il y a moins de communication sur ces drames parce que ce sont des problèmes plus complexes : ces suicides ne se produisent pas sur le lieu de travail. Il s’agit de personnes en arrêt, en congé maladie ou en congé de longue durée. C’est la crainte d’autres actes suicidaires à France Télécom qui amène certains managers à faire attention.

Vous êtes aussi préoccupée par un autre phénomène, dit hétéro-agressif, qui se traduit par des agressions sur le matériel ou sur des personnes sur le lieu de travail. Qu’en est-il ?

On rencontre ce genre de situation dans les entretiens lors des plans de sauvegarde de l’emploi (SE). Des salariés parlent de la carabine qu’ils ont, disent qu’ils feront exploser ce qu’il faut au moment où il faudra. Qu’est-ce qu’on fait ? Car ce ne sont pas des profils de personnes qu’on va ­mettre en hospitalisation d’office. En même temps, nous n’en sommes pas loin. On ne sort pas indemnes de ces entretiens. On se demande ce qui va se passer : le travail tue, et c’est au-delà de ce qu’on peut imaginer en 2010. Je ne voudrais pas qu’on fasse le procès des suicides comme on est en train de faire celui de l’amiante, c’est-à-dire vingt ans après. J’espère que l’on va arriver à trouver des accords entre les employeurs et les syndicats pour qu’on revienne à un mode de management respectueux des salariés.

N’y a-t-il pas un déni de la souffrance au travail ?

Dans le corps médical, il n’est pas évident d’en parler. De même il n’est pas évident d’aborder ces sujets difficiles avec les syndicalistes. De plus, on a peu de chiffres sur les suicides au travail, et cela pose un problème parce qu’il va bien falloir trouver des moyens pour étudier ce phénomène. Nous sommes dans des estimations qui indiquent entre 400 et 500 suicides, ce qui équivaudrait au nombre de morts par accident du travail dans le régime général. Mais ces ­chiffres viennent d’une étude menée en 2003, en Haute-Normandie…
D’autre part, la notion de suicide est complexe. S’agit-il d’un problème privé ou professionnel ? Le ­psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours a joué un rôle important pour expliquer qu’il y avait une porosité de fait entre toutes les sphères psychiques. Qu’elle est la place que l’on attribue au travail ? Si on le positionne comme une centralité identitaire, oui, cela peut entraîner des suicides.

On s’aperçoit que vous êtes confrontée, à travers le mal-être au travail, aux politiques de gestion des ressources humaines des entreprises, de management par la menace. Cela ne rend-il pas plus difficile vos actions ?

Dans les questions relatives au travail, il y a un tel régime de la peur que les personnes craignent de perdre leur emploi en venant me voir. Le livre permet d’en parler et d’animer un réseau autour de la notion de souffrance en Isère, qui réunit médecins du travail, syndicalistes et inspecteurs du travail. Il faut que les élus des comités d’hygiène et de sécurité (CHSCT) et les délégués du personnel aient une formation sur la souffrance au travail et sur les législations liées aux risques psychosociaux. Il faut libérer la parole. Peu de gens osent parler sur le lieu de travail.

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