Ma série, mon amour

Anne Coppel  • 13 mai 2010 abonné·es

J’aime les séries TV américaines. Les séries cultes ont récemment acquis droit de cité, jusqu’à trois étoiles dans Télérama pour des chefs-d’œuvre comme Twin Peaks, Oz ou Mad Men. La hiérarchie culturelle étant profondément enracinée dans nos catégories mentales, ces produits grand public n’acquièrent leur légitimité en France qu’à deux conditions. Marginalisés aux États-Unis parce que trop critiques ou trop élitistes, ou bien vus au second degré. Et pourtant, pour qu’il y ait un second degré, il faut d’abord que ça marche au premier ! Je prends donc toutes mes précautions avant de faire un coming out difficile : je suis une téléspectatrice fidèle des soap-opéras pour dames. Comme quelque 45 millions de femmes dans le monde, je commence ma journée avec « Mais tu sais bien que c’est toi que j’aime », « Cette fois, nous avons réussi à former une vraie famille », « si tu l’aimes, vraiment, tu dois maintenant lui dire la vérité », « Si tu savais comme ça a été dur de te cacher que ce bébé était de toi »…

Rien que du classique. Trahisons, adultères, complots, de bons sentiments, des valeurs sûres, l’amour, toujours,
la famille, sacrée, les hommes de pouvoir, capables des pires coups bas. J’ai quelquefois lâché l’affaire, quand les cérémonies de mariage s’éternisent

– 35 dans Santa Barbara au cours des années 1990 ! Mais, après chaque interruption, le feuilleton m’a rattrapée. Un petit coup de zap, et oh, scandale, je découvre que Brook, une héroïne d’Amour, gloire et beauté, est tombée amoureuse de son propre gendre. J’avais suivi avec intérêt comment ce mauvais garçon s’y était pris pour séduire la fille de famille, et parvenir ainsi au sommet
de Los Angeles. Manifestement,
les réalisateurs avaient fait leurs classes
en psychologie. Pendant 39 épisodes, ils avaient réussi à me faire adhérer au suspense psychologique opposant amour passionnel et unité de la famille. Brook venait juste de sacrifier Ridge, l’amour de sa vie, à sa fille Bridget. Aussi, lorsque je l’ai découverte enceinte du mari de cette même Bridget, c’en était trop pour moi. L’avortement devenu impensable, la féministe en moi s’est révoltée. J’ai repris le feuilleton deux ans plus tard, lorsque Stéphanie, la matriarche, incarnant les valeurs morales traditionnelles, est inculpée pour avoir organisé le viol
de sa belle-fille. Nouveau dilemme : devait-on châtier le crime ou protéger
la réputation de la famille Forester ?
À ce stade, vous croyez peut-être que les intentions des scénaristes sont purement satiriques… On les imagine discutant
des suites à donner à ces imbroglios qui doivent nous tenir en suspens :

– Et si on la faisait disparaître dans
un accident ?

– Non, ça, elles [c’est-à-dire, nous, téléspectatrices] ne vont jamais l’avaler. Non, il faut que Stéphanie trouve
le moyen de se racheter !

Ce qui me tient en haleine, c’est en partie mon moralisme. Quelles valeurs les mères de famille sont-elles censées transmettre aux nouvelles générations ? Je suis entrée dans le monde obscur des séries avec cette interrogation. Dallas a été une de mes introductions aux années 1980.
La sociologue s’est amusée, a quelquefois ricané, ou bien s’est scandalisée de l’immoralisme tranquille, au nom
des vraies valeurs de l’Amérik. J’ai mis
du temps à comprendre que les scénaristes, eux-mêmes juifs new-yorkais, loin de me prendre pour une idiote, m’associaient à leur mépris pour ces gros péquenots pleins de fric. Au reste, j’étais en pays connu. JR, monstre avide de pouvoir, cruel et sans scrupule, Sue Helen, l’épouse trompée, victime de son addiction à l’argent, sont typés à la façon des personnages de Balzac. Comme bien d’autres « desperate housewives », elle
a cherché l’échappatoire dans l’alcool. Mauvaise drogue !

Sur la côte Ouest, de Santa Barbara
à Amour, gloire et beauté, il se passe
des choses beaucoup plus étranges. Contrairement à Dallas, on ne peut
plus se fier aux caractéristiques psychologiques des personnages. Les retournements de situation se succèdent. La crédibilité ne tient plus à la cohérence psychologique mais à la vérité
des émotions. J’ai compris récemment une des clés. Les mères auxquelles
ces feuilletons s’adressent ont toujours
la charge de réunir la famille. Telle Pénélope, elles sont amenées à tisser
une toile qui ne cesse de délier. Brook
a d’abord été une voleuse de mari, mais, au fil des saisons, nous sommes amenées à partager ses passions. Il appartient aux mères d’accueillir belle-fille ou beau-fils, au-delà des origines sociales ou ethniques. Elles se doivent de soutenir leurs hommes dans la lutte pour le pouvoir menée au bénéfice de la famille. Si un membre de
la famille commet des actes que la morale réprouve, il faut y voir l’héritage des souffrances antérieures, des humiliations. Les mères se doivent enfin de comprendre les nouvelles générations, qui, au fil des années, prennent progressivement leur place comme acteurs principaux. Ces Californiens en ont vu de toutes les couleurs au cours des quarante dernières années, ils ont expérimenté tous les états de conscience, traversé toutes sortes de thérapies. Ce savoir issu de l’expérience s’est démocratisé. Les soap-opéras sont
le produit d’une psychanalyse collective ; ils s’élaborent dans l’interaction avec leur public. Bien sûr, nous, les femmes, continuons de rêver au prince charmant et à l’amour-toujours, mais nous sommes devenues des fines mouches en psychologie. Voilà pourquoi, nous, fidèles téléspectatrices, il ne faut pas nous prendre pour d’irrémédiables cruches !

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