Mockus, l’homme du changement

Antanas Mockus, lointain outsider du Parti vert il y a deux mois, fait jeu égal pour le premier tour de la présidentielle du 30 mai avec Juan Manuel Santos, l’héritier d’Àlvaro Uribe, qui n’a pas pu se représenter.

Patrick Piro  • 27 mai 2010 abonné·es

La Colombie ira-t-elle au bout de son audace en élisant Antanas Mockus le 20 juin, au second tour de la présidentielle ? C’est ce qu’indiquent les derniers sondages. Le candidat du Partido verde (Parti vert), crédité de 9 % des intentions de vote fin mars, en recueillait 39 % un mois plus tard. Au premier tour, le 30 mai, il pourrait en tout cas devancer l’ex-grand favori du scrutin, Juan Manuel Santos, candidat du Parti social de ­l’union nationale (Partido de la U, droite libérale) du président sortant, Álvaro Uribe. En un délai record, une improbable éventualité a pénétré les esprits dans un pays qui découvre, un peu éberlué, l’ampleur de son désir de changement.

L’homme, à 58 ans, n’est pourtant pas un nouveau venu en Colombie. Ancien enseignant en mathématiques, collier de barbe façon pasteur, jeans et T-shirt, c’est un politicien atypique, au verbe direct, qui s’échappe parfois dans des consi­dérations philosophiques. Son parcours est émaillé d’excentricités. La plus célèbre date de 1993 : recteur de l’Université nationale de Colombie, il montre ses fesses à un amphithéâtre chahuteur. Un recours à la « violence symbolique » , expliquera-t-il en citant Pierre Bourdieu, épisode qu’il utilisera pour ­cultiver sa différence dans un pays frappé au quotidien par une violence autrement réaliste.
Mais ses originalités sont loin de l’avoir desservi : Mockus présente un solide CV. Maire de Bogotá à deux reprises (1995-1997 et 2001-2003), il est considéré comme l’un des plus performants à ce poste : criminalité en baisse, politique sociale, ­qualité de vie, etc. Il élève la citoyenneté au rang de vertu cardinale. Les habitants se souviennent de ses clowns de rue vantant par l’humour la ­civilité urbaine, ou de ses apparitions déguisé en « Supercitoyen ».

En tête de ses propositions de campagne : l’éducation pour tous ­contre la pauvreté et les inégalités, le respect de la vie et de la légalité, un gouvernement exemplaire, la sécurité et la justice, la santé. L’environnement arrive en neuvième position, après l’économie et l’emploi. « C’est ce que l’on peut trouver de plus proche de l’écologie politique, au sens européen du terme, dans un pays en guerre, décrypte Sergio Coronado, cadre Vert français et actuellement doctorant à l’université Externado de Bogotá. De fait, cette campagne est d’abord un débat sur les principes. »

D’un côté, Santos, candidat de la continuité. Ancien ministre de la Défense d’Uribe, il est l’héritier la « guerre sans fin » et totale lancée depuis 2002 ­contre le narcotrafic et les guérilleros des Farc par un président qui s’est affranchi des règles de droit pour la mener ; de l’autre, Mockus, chevalier de la probité, de l’éthique et du respect de la « légalité ­démo­cratique ». « C’est l’honnêteté et l’efficacité, contre la corruption et la collusion avec les groupes violents » , analyse Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) [^2].
L’ascension de Mockus, principalement soutenu par les jeunes et les ­classes moyennes urbaines, récompense son intelligence politique. Sans parti, il propose en septembre dernier au petit Partido verde une OPA ­amicale, avec deux autres anciens maires de Bogotá aux bilans flatteurs, Enrique Peñalosa et Luis Eduardo Garzón. Pour candidat à la vice-présidence, Mockus choisira Sergio ­Fajardo, ancien maire de Medellin (2004-2007), lui aussi doté d’un succès d’estime national pour sa compétence et son engagement citoyen.
Sur la question cruciale de la stratégie anti-Farc, Mockus, tout en récusant le « tout-sécuritaire », a rallié la manière forte comme la majorité de la population depuis l’échec des négociations prônées par Andrés Pastrana, prédécesseur d’Uribe. « Je ne suis pas mou, je suis un dur propre », rétorque Mockus à ses adversaires.

La fenêtre pour sa candidature ne s’est cependant ouverte qu’à la faveur d’un camouflet de la Cour constitutionnelle à Uribe. Le 26 février dernier, alors que la Constitution n’autorise que deux mandats à la tête du pays, elle recale le Président en jugeant illégal le référendum de soutien qu’il avait fomenté pour tenter de se présenter une troisième fois.
L’acte semble avoir libéré une partie de la population, qui signifie aujourd’hui clairement son ras-le-bol de l’« uribisme ». Un système déconsidéré, notamment depuis un an et demi, par d’importants scandales, comme celui de la « parapolitique » : la collusion du parti présidentiel et de ses alliés (dont le sulfureux Parti d’intégration national, PIN) avec les paramilitaires d’extrême droite. Sur les 268 parlementaires élus lors des élections générales du 14 mars dernier, 83 (31 %) sont accusés ­d’entre­tenir des liens avec ces groupes illégaux ! Fraudes et irrégularités auraient ­aussi entaché le scrutin dans plusieurs départements ruraux. Un autre scandale, dit des « faux positifs », révolte parti­culièrement les Colombiens : l’assassinat par l’armée, afin de faire du « chiffre », de plus de deux mille jeunes faussement accusés d’appartenir à la guérilla, relativisant subitement le crédit tiré par le régime de l’affai­blissement des Farc durant les huit années de mandat d’Uribe.

[^2]: Auteur entre autres de la Colombie de A à Z, éditions André Versaille, 2009.

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