Pacman 2010

François Cusset  • 27 mai 2010 abonné·es

Gloups ! Crunch ! Tschfff ! Pauvres onomatopées, inaptes à rendre
le son du Pacman glouton avalant tout ce qui se trouve sur son chemin. Ce jeu vidéo préhistorique, avec ses pixels d’arrière-garde et son design très XXe siècle, inaugurait en 1980 l’ère cybernétique accomplie dans laquelle nous sommes entrés. Celle des écrans à tout faire et des sociabilités de clavier. Au risque de l’incongru, et d’un parallèle que ne goûteront guère les gens sérieux, pourquoi ne pas suggérer que ce jeu, pourtant, est moins une relique qu’un paradigme – excusez le gros mot –, moins un jeu d’avant-hier qu’une démonstration parfaite pour aujourd’hui ? C’est qu’il fait voir sans fioritures le fonctionnement réel
du régime néolibéral sécuritaire mondialisé qui est le nôtre. Il dit sans vergogne ce que n’ont cessé de taire
les sophistications ultérieures des mondes virtuels et des technologies de l’information, en dissimulant sous les atours de la connexion et de la fluidité généralisées la violence des échanges propre à la guerre civile inédite de ce début de millénaire. Ce qu’il montre :
la très simple alternative du dedans
et du dehors, la très brusque – et non moins irréversible – absorption de l’autre dans le même et du faible par le fort,
et la réduction de toute existence à un parcours sans déviation possible, le long duquel se réalise pleinement celui
qui engloutit, et disparaît sans bruit celui qui est englouti.

Une certaine vulgate dominante, chez
les politiques les plus cyniques comme
les intellectuels les mieux intentionnés
(et vice-versa), nous raconte des histoires
de complexité mondiale et d’interdépendance, de système sans moteur et d’ennemi introuvable,
de virtualisation des rapports sociaux
et d’anomie douce-amère. Ces histoires d’impuissances et de vœux pieux, de fatal consensus et de machine incontrôlable sont vouées surtout à absenter de nos vies la politique, en la remplaçant en amont par la gestion rationnelle et en aval
par la compassion humanitaire.
Pacman répond : Gloups ! Crunch ! Tschfff ! Un Pacman-monde, un Pacman-époque, un Pacman-vie, dans lequel
des joueurs myopes ne voient plus
le processus infini d’ingestion à l’œuvre sous leurs yeux, dans lequel des joueurs sourds n’entendent plus le bruit bien net de l’ingestion, bercés qu’ils sont des illusions du citoyennisme mondial
et de la discussion toujours possible.
Je délire ? Sans doute. Mais j’en veux pour preuve ce que nous démontre
la langue quand ses verbes jouent
au Pacman. J’en veux même 57 preuves
– libre au lecteur de prolonger une liste aussi saugrenue –, sous la forme d’autant de capsules syntaxiques tirées de l’air
du temps, sujet-verbe-complément pour dire façon Prévert, du plus officiel au plus anecdotique, ce que nous rapporte, très sélectivement, notre « actualité »
la mal-nommée. Ou ce qui a lieu en 2010, tout simplement, d’un déjeuner à l’autre.

Le chômeur mange un sandwich. La multinationale rachète ses fournisseurs. L’acteur porno avale du foutre. La foule des internautes envahit la grand-place.
Le Hamas recrute les laissés-pour-compte. Un parieur ramasse la mise.
Le bovin broute une herbe génétiquement modifiée. La holding absorbe un éditeur. La belle-famille inclut le gendre. L’armée thaïlandaise annexe le centre-ville. Le fécondateur in vitro prélève les ovocytes. Tsahal occupe les territoires.
La République veut assimiler
ses immigrants. La cellule cancéreuse agrège ses voisines. Le fisc ponctionne
la classe moyenne. Un candidat
de « Nouvelle Star » fait la conquête
du jury. L’ordinateur capte un signal
Wi-Fi. Un spot de publicité enrégimente les consommatrices. L’agent des stars applique sa commission. La camisole chimique enchaîne les désirs. L’huissier soutire leurs meubles aux endettés.
Les CRS coffrent les derniers insoumis
de la cité. Les banquiers extorquent leurs clients. Le contrôleur agrippe un passager en infraction. La gendarmerie recrute
des jeunes. Un ivrogne grappille quelques pièces. La peur saisit les téléspectateurs. Le senior gobe son Viagra. La mafia pompe l’économie. L’instituteur accapare l’écolier. Une brume enveloppe la ville. L’émeutier siphonne un réservoir. L’agence remporte le marché. Le raz-de-marée submerge la côte. La police des expulsions rafle les grands-parents. L’invitée sans carton engloutit des zakouskis. Le restaurateur soustrait
la TVA. Le nageur happe un peu d’air.
Le député-maire détourne des fonds.
Le loup ingère la biquette. Les flibustiers capturent l’équipage. Les intermédiaires dérobent le butin. Facebook enrôle
les adolescents. Les douaniers cueillent
le trafiquant. L’étudiant assimile le cours. L’outsider souffle le trophée.
Le conglomérat digère ses acquisitions. Les survivants pillent le supermarché.
Le boulanger enfourne des miches. L’hôtelier vole ses clients. Le noceur aspire sa ligne. L’indicateur amalgame
les données. Le pirate de l’air boit
du Coca. L’actrice vedette adopte un Somalien. L’ouvrier inhale des toxiques. Les employés séquestrent le directeur. L’habitué dévore son plat du jour.

Aux derniers sceptiques, parce qu’il pourrait y en avoir, on pourra proposer
la prochaine fois la métaphore du mur de briques, ce jeu vidéo du même âge que Pacman, pour illustrer notre condition d’emmurés décomplexés. Gloups ! Crunch ! Tschfff !

Digression
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