Le fast-food de la pensée

Esther Benbassa  • 17 juin 2010 abonné·es

Ma parole, je m’étais promis
de ne pas disserter de politique ici. Vous me direz qu’une universitaire, une intellectuelle – animal trop domestique en voie de disparition – ne sait qu’aligner les mots. On veut de l’action maintenant, vive
les traders , les executive men or women , les faiseurs de livres, qui, comme dans
la confection, ont leurs parutions d’hiver et d’été, les fabricants d’information assis tranquillement devant leur écran plutôt que de se déplacer sur le terrain. Vive
le fast-food de la pensée. C’est la production qui compte, le monde appartient à ceux qui gagnent et savent
le faire savoir. Nous sommes entrés dans l’ère de ce qui brille, pourvu que ça aille vite. La pensée suit le même cours. Et si vous ne pensez pas, c’est encore mieux.

Un article de Libé , par ailleurs fort intéressant, m’a appris que le monde
se divisait entre zemmouriens et anti-zemmouriens. Voilà le top de la pensée profonde. Si vous êtes zemmourien, vous pensez que la plupart des délinquants sont des Noirs et des Arabes. Si vous êtes anti-zemmourien, donc progressiste…
au fond vous pensez la même chose sans
le dire, et considérez qu’en bonne méritocratie républicaine ce n’est tout
de même pas de leur faute si les Blancs réussissent et si ceux qui réussissent sont blancs. Le choix est difficile, c’est vrai, entre Henri-IV, Louis-le-Grand et Victor-Duruy. Il faut les mériter, ces bons lycées des beaux quartiers. Aux descendants d’immigrés, les collèges et lycées de ZEP, et juste un peu de saupoudrage dans les grandes écoles pour en colorer
la population. Voilà bien la preuve
que l’égalité des chances n’est pas un vain mot en France.

Nous avons de fait un joli vocabulaire pour cacher notre misère. « Diversité », « discrimination positive ». Depuis quand la discrimination serait-elle positive ?
En anglais, on est tout de même plus net avec affirmative action (action positive). Mais nous ne sommes pas du genre, nous, à lancer des actions positives à l’endroit des descendants des immigrés. Le plus qu’on peut faire, c’est toujours
les discriminer, mais positivement.
Les délinquants de M. Zemmour,
on mettra des postes de télévision dans leurs cellules pour les éduquer grâce
aux reality-shows. On devrait aussi leur offrir le dernier Onfray sur Freud pour qu’ils apprennent enfin à tuer le père
et deviennent des citoyens français populistes. Ni Dieu, ni maître, pardon un maître quand même, le grand Zemmour.

Autre point, je suis béate d’admiration devant le grand principe républicain qu’est la liberté. Surtout la liberté d’expression de nos politiques.
Ils s’expriment avec courage, franchement. Quand il s’agit des Arabes ou des Noirs. Georges Frêche est champion en la matière. La gauche est en retard sur tout, mais pas là-dessus. Manuel Valls, député-maire PS d’Évry dans l’Essonne, pour faire concurrence
à son collègue, a eu aussi son bon mot. Lors d’une visite à une brocante
en 2009, où la plupart des vendeurs étaient noirs, ne dit-il pas : «  Tu me mets quelques Blancs, des white, des blancos… »  ? Le pompon est pour Hortefeux, notre ministre de l’Intérieur, condamné le 4 juin pour « injure envers un groupe de personnes en raison
de leur origine ». Lui aussi avait exercé sa liberté d’expression en bon citoyen
le 6 septembre dernier pour parler
des Arabes : « Quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes. » À sa place, moi, après ce verdict, j’aurais démissionné. Désormais, on ne s’étonnera pas que 30 %
des Français se disent racistes. Bravo
la France, les politiques donnent le ton.
Mais parlons d’autre chose pour nous remonter le moral, déjà bien bas.
Par exemple, l’affaire de la flottille pour Gaza avec ses neuf militants propalestiniens tués. Ajoutons qu’ils étaient turcs, donc terroristes, sans oublier qu’ils étaient musulmans, donc sous la coupe du Hamas. Là, Israël
a non seulement profané un symbole
et s’est discrédité aux yeux de l’opinion internationale, mais il a aussi montré
ses limites sur le terrain militaire. Même la presse israélienne le relève.
Un ami israélien me disait qu’avec cette efficacité-là les Israéliens seraient bientôt au point pour défendre leur pays contre la bombe iranienne… Quant
à J-Call, qui comptait prendre des positions plus critiques sur la politique israélienne,
il s’est fendu d’un communiqué condamnant aussi bien les militants
du bateau que les Israéliens extrémistes qui auraient fait échouer les pourparlers israélo-palestiniens. Cela valait vraiment la peine de créer un tel mouvement,
soi-disant progressiste, que j’ai un temps appelé à soutenir, malgré des réserves. J’ai bien envie de retirer ma signature.

Bon, peut-être que me frotter d’un peu
de philosophie m’aidera à combattre mon désespoir. Pour cela, vais-je dévorer
le numéro spécial de la revue le Débat sur l’avenir intellectuel de l’Hexagone, lancé avec fanfare ? Les philosophes qui y ont écrit nous ouvrent des voies insoupçonnées de réflexion. Mon cœur balance. Il y a la bonne parole d’Alexandre Adler, dont l’article s’intitule « Un prince moderne ? ». C’est vrai que la France est encore sous l’Ancien Régime. Ou peut-être lirai-je religieusement un « intellectuel » de la génération 2010,
le journaliste Jean Birnbaum, qui appelle les intellectuels à la clandestinité
– probablement dans le sous-sol
du Monde , où il exerce sa vénérable fonction.
Je crois qu’il est temps que je retourne cultiver mon jardin pollué, si les maîtres dogmatiques de l’écologie bobo
me l’autorisent.

Digression
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