Le rêve des enfants-foot

L’Afrique et l’Europe du football, ce sont quelques
très belles histoires, mais aussi des désillusions provoquées
par des intermédiaires sans scrupule.

Florence Chirié  • 10 juin 2010 abonné·es

À14 ans, le jeune Samuel quitte la banlieue de Yaoundé (Cameroun) pour Carpentras (Vaucluse). Avec un seul espoir en tête : jouer au football dans un grand club. Six mois après, livré à lui-même, sans papiers et sans club, il rentre au pays. Quinze ans plus tard, son palmarès ne cesse de s’enrichir, comme son salaire, qui s’élèverait à 11 millions d’euros par an. Et le nom de Samuel Eto’o brille au firmament du football. L’avant-centre de l’Inter de Milan est un modèle pour les jeunes de son pays. Ils sont des milliers aujourd’hui, comme lui, à tout tenter pour rejoindre l’Europe, ses clubs mythiques et ses salaires mirobolants. Et c’est bien le problème. Pour une histoire qui finit en conte de fées, combien d’échecs et de drames humains ?

On les appelle les « enfants-foot ». La faute à la précarité, aux illusions entretenues ? Ils donnent tout pour rejoindre l’eldorado européen et signer un contrat pour sortir de la misère. Plus ou moins bien scolarisés, sans ballon, ils n’ont rien. Ils sont près d’un million au Sénégal à avoir une licence de football. Le salaire local (quand il y en a un) est de 500 euros pour les mieux payés. Dès 13 ans, ces jeunes intègrent les centres de formation, qui se multiplient dans les grandes capitales. Rien qu’à Yaoundé (Cameroun), on en compte entre 200 et 400. Des structures plus ou moins officielles, qui propulsent vers la gloire ou, plus souvent, vers la galère.
Les structures officielles sont rares. L’une des plus anciennes a été fondée par l’ancien international français Jean-Marc Guillou, en 1994, en Côte-d’Ivoire. Dès ­l’origine, on y alternait formation scolaire et football. Au Sénégal, c’est l’État qui demande aujourd’hui à ces écoles de remplir des conditions précises, de suivi scolaire notamment. Ceux qui s’y entraînent ont une licence : ils sont reconnus par la Fédération internationale de football (Fifa). La plus référencée est l’Institut Diambars, créé à Saly, au sud de Dakar, en 2003. Mais beaucoup de jeunes évitent ces circuits. Car appartenir à une école officielle signifie dépendre d’elle pour signer un contrat. Les pseudo-agents ou recruteurs préfèrent eux aussi les structures plus informelles pour y faire leur « marché » et trouver la perle rare à vil prix. En dehors des centres officiels, les joueurs sont plus vulnérables et les transferts officieux. Et surtout, cela permet d’expédier des mineurs vers l’Europe.

En 2006, Yannick Abéga a 13 ans. Sur son passeport camerounais, figure la mention « footballeur professionnel ». Ses parents ont signé un contrat avec Marc Salicrú Massegú, un agent espagnol. Avec comme ligne de mire : le Real Madrid, le club qui a accueilli Samuel Eto’o quelques années plus tôt. Les parents euphoriques paient le billet d’avion. Une tante éloignée va devenir la tutrice de Yannick. Évidemment, il ne sera jamais question d’essais au Real. Le jeune fait le tour d’Espagne des essais pour atterrir dans un centre de formation à Majorque. Deux ans plus tard, il quitte les Baléares et devient un footballeur en situation irrégulière. Yannick reprend la tournée des essais. Sans succès. Las des tentatives infructueuses et d’une attente interminable, il s’enfuit et atterrit dans les mains de l’association Foot ­Solidaire, à Paris, qui le prend en charge.
Le parcours de Yannick ressemble à beaucoup d’autres. Même les jeunes footballeuses ne sont pas à l’abri des turpitudes d’agents peu scrupuleux. Ainsi, Djénéba Bamba et cinq autres jeunes filles âgées de 17 à 20 ans sont parties du Mali en 2003 pour re­joindre les rangs du RC Saint-Étienne. Un Camerounais, qui se dit l’agent du club français, a pris contact avec elles. Reçues immédiatement par l’ambassade de France, elles obtiennent un visa le jour même, fait rarissime. En France, elles sont prises en charge par le RC Saint-Étienne. Un studio et un F2 sont mis à leur disposition et chacune reçoit entre 250 et 1 000 euros par mois pour les dépenses quotidiennes. Elles n’ont signé aucun contrat et ne sont pas salariées. Quand, en 2008, elles se présentent à la préfecture et qu’on refuse de leur délivrer un nouveau titre de séjour, tout se dégrade. Les filles sont jetées à la porte du club (et de leur logement), qui entre-temps est parvenu en première division. Aujourd’hui, Djénéba Bamba vit à Paris dans la clandestinité… [^2]

Pourtant, la procédure de transfert autorisée par la Fifa est sans ambiguïté : tout transfert de mineur est interdit. L’intermédiaire, le plus souvent un agent ou un recruteur mandaté par le club d’arrivée, touche 7 à 10 % du salaire du joueur et le protège contre les exploiteurs en tout genre et autres débaucheurs qui traquent les jeunes talents. Les joueurs licenciés doivent avoir l’autorisation du club formateur et un certificat de transfert délivré par la fédération. Mais, surtout, le club d’accueil paye au club formateur des indemnités de formation qui peuvent s’élever à 90 000 euros par année de d’apprentissage, selon les zones définies par la Fifa. Ce sont ces indemnités qui permettent aux clubs locaux de se développer. Malheureusement, cette procédure reste rare. Si cette voie était empruntée par tous, le football africain, vivier inépuisable de jeunes pousses qui font la fortune des grands clubs, serait richissime… Et il pourrait garder ses talents.

Hélas, si des règles ont été écrites, c’est pour mieux être contournées. Il y a quelques années, on falsifiait les identités pour ra­jeunir les joueurs, afin d’augmenter leur valeur marchande. Aujourd’hui, on les rend majeurs avant l’âge. Dans certains cas, on raconte aux parents que le jeune doit avoir un tuteur légal en Europe. Ni une ni deux, et le mineur est adopté. Le plus souvent par le recruteur ou un proche, comme la « tante » de Yannick Abéga, dont c’était en fait le fonds de commerce. Le plus fréquent consiste encore à faire entrer les joueurs de façon dissimulée. Ils jouent clandestinement dans des clubs de 6e ou 8e division, sous de fausses licences et de fausses identités. À leur 18e anniversaire, on les propose à des clubs plus importants.

Attirés par des centres de formation bidons et l’extraordinaire potentiel du football africain, les pseudo-agents fleurissent un peu partout, promettant gloire et richesse, avec plus ou moins de sincérité. Munis de fausses cartes estampillées du logo de la Fifa, certains profitent de la crédulité des joueurs et de leur famille. Le jeune footballeur est envoyé en Europe pour des essais. Sans contrat à l’issue des « matchs tests » et, surtout, sans billet de retour. La famille, remplie d’espoir pour son rejeton prometteur, a payé les frais de voyage, le visa et l’hébergement, et se retrouve surendettée jusqu’aux yeux. L’arnaque a fonctionné, et le gamin n’osera jamais revenir au pays, trop honteux de son échec.

Par chance, Samuel Eto’o, après son premier échec en France, rapatrié au Cameroun, intègre la célèbre Kadji Sport Academy. Peu de temps, après il retourne en France, passe des essais au Havre et à Cannes. Sans succès, il retourne à Yaoundé. Et puis tout s’accélère. Convoqué pour jouer avec l’équipe nationale des cadets, il fait un match étonnant à Abidjan et marque à la 11e seconde. Un superviseur du Real Madrid était dans les tribunes. Trois jours plus tard, Samuel est à Madrid. C’est le début de la gloire et des contrats mirobolants.

[^2]: L’anecdote est rapportée par Maryse Ewanjé-Épée dans son livre les Négriers du foot, éditions du Rocher, 19 euros.

Publié dans le dossier
La Footafrique
Temps de lecture : 7 minutes