Les projets pharaoniques de l’État

La réforme des politiques publiques est l’occasion d’un regroupement des administrations parisiennes sur un site très contesté. Les syndicats y voient des manœuvres pour dépanner un proche de Nicolas Sarkozy.

Thierry Brun  • 3 juin 2010 abonné·es
Les projets pharaoniques de l’État
© PHOTO : T. BRUN

Depuis quelques mois, certains syndicats de fonctionnaires sont mobilisés contre un vaste projet immobilier poussé par la préfecture d’Île-de-France. Officiellement, l’État mène sur tout le territoire une réforme sans précédent dans le cadre de la révision générale des politiques publiques (RGPP), au nom de l’efficacité et de la réduction des effectifs. Motif : créer un « interlocuteur unique de l’État » et surtout « faire mieux et moins cher » , comme l’explique le site Internet de la RGPP. L’opération lancée par le gouvernement consiste à réorganiser les administrations régionales de l’État, aux missions très différentes, et doit s’achever par la création le 1er juillet de 17 directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte). Dans la nouvelle direction prévue en Île-de-France, les services de l’emploi, de la formation professionnelle et de l’inspection du travail devront désormais côtoyer les services de la préfecture, ceux du tourisme, de la concurrence, de la répression des fraudes, etc. Une usine à gaz qui devrait se traduire par la suppression de postes d’agents, comme l’indique une note de Bercy du 18 janvier, et par la vente d’une partie du patrimoine immobilier de l’État.

En coulisse, la RGPP peut aussi être une bonne affaire pour le privé, comme c’est le cas du vaste chantier du relogement des fonctionnaires en Île-de-France. Sous la houlette de Daniel Canepa, préfet de la Région, le dossier est en bonne voie et doit réunir sur un nouveau site quelque 1 250 agents franciliens. Ce proche de Nicolas Sarkozy, qui fut son secrétaire général quand le Président était ministre de l’Intérieur, est soupçonné par une intersyndicale des directions Île-de-France et parisiennes du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle (CGT, SUD, FO, CFDT, Snutef-FSU) « de délocaliser d’autorité 1 250 fonctionnaires […] pour créer une cité administrative excentrée et inadaptée aux usagers » . Les syndicalistes ont aussi découvert que le luxueux immeuble Le Ponant proposé pour la Direccte n’est autre que l’ancien siège de la Fédération nationale des banques populaires, situé rue Leblanc dans le XVe arrondissement, près du parc André-Citroën, en bordure de Seine. Un site situé dans l’Ouest parisien, plutôt huppé, qui devait être vendu, avait annoncé en 2009 l’ex-conseiller de Nicolas Sarkozy, François Pérol, peu après sa prise de fonction à la tête du directoire du groupe Banques populaires-Caisses d’épargne (BPCE). Apparemment en vain. D’où la remarque cinglante de ­l’inter­syndicale, dans un tract distribué le 20 mai lors d’un rassemblement devant la préfecture de Région : « À défaut de toute étude sérieuse fournie sur le projet de déménagement, il s’agirait de dépanner François Pérol […], qui reste sans repreneur pour ses bâtiments, qu’il cherchait à vendre depuis mai 2009. »

Héberger les services de l’État au Ponant est une aubaine pour la BPCE, qui a mandaté une agence immobilière pour négocier au prix fort la location de l’immeuble et combler un manque à gagner estimé à plus de 13 millions d’euros par an. Pour loger les fonctionnaires dans l’un des immeubles du Ponant, l’État devra ainsi débourser pas moins de 10 millions d’euros par an en location, hors charges d’exploitation et hors travaux d’aménagement. À ce rythme, il faudra à peine deux ans pour que les recettes de cession des bâtiments parisiens de l’État disparaissent dans les loyers versés au privé. « Ce déménagement se traduit par la vente des biens publics pour louer des locaux à des investisseurs privés. Où est l’économie, la vision à long terme de cette braderie du patrimoine immobilier de l’État ? » , s’étonnent Pascale Le Néouannic et Éric Coquerel, les conseillers régionaux du Parti de gauche. « Le coût d’exploitation est élevé, comme l’a reconnu elle-même la préfecture, s’inquiète l’intersyndicale. Ces bâtiments, propriété d’une grande banque, sont en effet très luxueux et énergivores (surfaces vitrées, halls monumentaux…). Si le privé éprouve le besoin, déjà discutable, d’afficher sa puissance en rivalisant de prestige immobilier, on comprend moins pourquoi l’État devrait l’imiter, surtout en période de crise et de dette publique. »

Les représentants du personnel de la future Direccte se plaignent aussi d’avoir été mis devant le fait accompli fin mars. « On a appris du jour au lendemain qu’un projet de déménagement était prévu dans un immeuble du XVe arrondissement » , relate Lydia Saouli, inspectrice du travail et secrétaire régionale du Snutef-FSU. Même son de cloche pour l’intersyndicale des agents des préfectures de la Région et de Paris (CFDT, CGT, FO, Sapacmi), qui adressent en avril une missive au préfet : « Il n’y a aucune transparence dans l’information donnée aux représentants du personnel et aux agents. La stratégie du secret et le manque d’informations verbales ou écrites ne permettent pas de savoir de manière fiable s’il y a eu réellement différents sites envisagés et donc une réelle mise en concurrence. »

L’intersyndicale des directions du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle va jusqu’à noter qu’ « aucune justification n’a été apportée sur la nécessité de ce regroupement, ni en termes d’efficacité du service public, ni sur le plan économique » , et demande à Daniel Canepa de surseoir à ce projet. De son côté, Jacques Boutault, maire (Verts) du IIe arrondissement, concerné par le départ de certains services de l’État, ironise sur ces « services de proximité regroupant les fonctionnaires dans de grands ensembles inaccessibles, “bunkerisés”, qui coupent encore plus la Fonction publique des usagers. C’est contraire au projet de société que je défends ».

L’implantation des services régionaux de l’État est cependant bien avancée. Dès le 13 avril, une note adressée à l’ensemble des agents, par le « préfigurateur » Joël Blondel, chargé du regroupement des directions régionales dans la Direccte, détaille le relogement de l’ensemble des services sans mentionner si d’autres pistes sont envisagées. On y apprend que la nouvelle organisation territoriale de l’État devrait s’installer dans les immeubles « de l’ensemble immobilier Le Ponant, rue Leblanc, à Paris XVe » et que le « relogement pourrait commencer à l’automne pour les services implantés dans l’immeuble Ponant 1 ». Joël Blondel prend soin aussi de prévenir, par une formule ambiguë, que « la décision relative à cette implantation n’est pas définitive mais devrait intervenir prochainement » . Les ­quatre pages de la note ne laissent pourtant aucun doute sur le choix préfectoral. De plus, la directrice de cabinet du préfet de la Région, Gisèle Rossat-Mignod, confirme le 12 mai à l’Agence France Presse, le souhait de regrouper les services parisiens de la préfecture au Ponant. Même si la procédure employée autour du projet immobilier comporte quelques zones d’ombre…

Les syndicats s’interrogent sur le refus d’une étude de mobilité, qu’ils avaient demandée. « Les agents des directions régionale et départementale du travail ont réalisé eux-mêmes cette étude, explique Xavier Blot, inspecteur du travail, militant syndical SUD. Elle conclut que 60 % des agents auraient un temps de transport de plus de deux heures et 22 % de plus de trois heures. » Pourquoi refuser une telle étude, qui est pourtant une pratique courante dans les administrations, et alors que l’offre immobilière en bureaux bat le record de la crise de 1990 avec plus de 5 millions de mètres carrés disponibles ? « Et, puisqu’on choisit le Ponant pour y installer les deux préfectures, pourquoi retenir un immeuble qui est dans une des zones les plus inondables de Paris ?, ajoute un syndicaliste. Est-il vraiment judicieux d’installer là ce qui pourrait devenir des cellules de crise en cas de crue ? »

Autre souci, et non des moindres, les méthodes de Daniel Canepa ne semblent pas faire l’unanimité au sein des préfectures d’Île-de-France et de Paris, au point que leurs secrétaires généraux respectifs et un sous-préfet chef de cabinet d’un préfet de Région ont été brutalement remerciés. En Île-de-France, la RGPP s’installe avec pertes et fracas.

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