Sur le terrain de l’histoire

L’histoire du football africain est intimement liée à celle
de la colonisation puis des indépendances. Une aventure plus que centenaire, de la ségrégation à la reconnaissance.

Jean-Claude Renard  • 10 juin 2010 abonné·es

Une première dans l’histoire du football. L’Afrique du Sud accueille la Coupe du monde. Plus que l’Afrique du Sud, un continent tout entier, oublié et meurtri. Voilà qui a valeur de symbole politique. Parce que le football est intimement lié à l’histoire, suivant ses soubresauts, arrivé dans les valises du colon, se déployant au gré de la décolonisation, jouant le rôle de formidable métonymie, jusqu’à l’apartheid. La partie pour le tout. Ou inversement.

C’est exactement ça, le foot, inscrit dans un récit plus que séculaire. Quand, au mitan du XIXe siècle, l’Angleterre fixe les règles d’un jeu né probablement en Chine, bivouaquant en Italie avant de traverser la Manche. À l’orée des années 1880, subissant le maillage colonial, le continent se prend les pieds dans la balle. Calé dans la négation, le colon efface les traces des jeux ancestraux. Les Britanniques, les Portugais, les Français, les Belges répandent leur virus du ballon rond, suivant l’expansion du chemin de fer et au gré des marins débarqués sur les côtes. Avec des manières différentes. Tantôt par la rue ou l’école, tantôt par la présence d’un ­prêtre ou d’un militaire. Sûr de lui, l’occupant inculque aux indigènes ses notions de courage, de loyauté, de fair-play.
Tout naturellement, ce sont les colonies anglaises qui sont les premières touchées par la manie du cuir. L’Égypte en premier lieu. Avec la création de clubs, porté par le ­peuple, le foot livre son combat nationaliste contre l’occupant. Il insiste, persiste.

Sous le joug colonial, l’équipe des Pharaons sera la seule formation africaine à apparaître sur la scène internationale, participant aux JO de 1924 et 1928, puis à la deuxième Coupe du monde, disputée en Italie, en 1934. Nantie d’une fédération, l’Égypte est une exception africaine ; ce sont les puissances blanches qui gèrent les compétitions. Pour les autres pays, l’idée même d’autonomie n’est qu’un rêve. De l’extrême sud au nord, où l’empire français cultive l’assimilation, le centralisme, la mainmise administrative, la gestion militaire des populations.
Si, peu à peu, s’établit une cartographie des clubs (au Ghana, l’Accra Hearts of Oak est, en 1910, le premier club de l’Afrique subsaharienne, tandis qu’en 1919, l’Espérance sportive forme la première équipe tunisienne), sur les terrains, Africains et Blancs vivent dans deux mondes séparés. Au cœur des années 1930, en Éthiopie, l’Italie accentue un peu plus les codes ségrégationnistes de son fascisme. À peine plus tard, en Afrique du Sud, l’apartheid s’inscrit dans les textes de lois et la Constitution (1948).

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la passion du ballon s’est déjà bien implantée dans l’ensemble de l’Afrique. Le foot se pratique en même temps que se diffusent les idées d’indépendance. Il ne sera plus la seule affaire des Blancs et devient l’expression des nationalismes, un combat entre colons et colonisés. Les leaders y trouvent un abri et un public conquis dans des stades pleins. Et, mine de rien, les premiers matchs disputés entre pays africains sonnent comme la reconnaissance implicite des nations à venir. En attendant, les grandes métropoles européennes invitent les équipes africaines. Forcément, ce sont des matchs qui servent de vitrine aux empires, chantant les bienfaits du colonialisme. Du colonialisme à l’assimilation, l’Hexagone s’en charge. Raoul Diagne, d’origine sénégalaise, évoluant au Racing Club de Paris, est le premier joueur noir à entrer en équipe de France, en 1931. Il sera suivi par Larbi Ben Barek, né à Casablanca, star de l’Olympique de Marseille, frappé du coq en 1937. Bientôt, l’heure des choix va tomber pour des joueurs partagés entre leur carrière et les conflits de la décolonisation. Peu avant la Coupe du monde de 1958, ­nombre de joueurs nord-africains quittent la France dans la clandestinité pour gagner Tunis. Ben Tifour, Ibrir, Brahimi, Kermali, Maouche, Arribi, Mekloufi, Boubekeur et Zitouni forment alors la redoutable « équipe du FLN », triomphant lors de tournées internationales pour la cause algérienne, une équipe que ne reconnaît pas la puissante Fédération internationale de football (Fifa).

Avec cette Fifa, justement, qui fait la pluie et le beau temps, dirigée par des Blancs, football et politique n’ont jamais été aussi liés. C’est un mariage forcé qui va durer, au fil de bouleversements géopolitiques. Dans ces années 1950, les empires se disloquent. Les indépendances du Maroc (1956), de la Tunisie (1956), du Ghana (1957) puis de la Guinée (1958) ouvrent la voie à la grande décolonisation. Sur le continent, le foot se structure, comme une antichambre à l’organisation des États. En 1957, sous la houlette du Soudan, de l’Égypte et de l’Afrique du Sud, la Confédération africaine de football (CAF) s’impose dans les instances, et crée sa Coupe d’Afrique des nations (de laquelle sera exclue l’Afrique du Sud, refusant d’aligner une équipe mixte). La CAF endosse (progressivement) un rôle d’autant plus important que, pour un nouveau pays, obtenir sa reconnaissance en tant que nation peut mener à celle de la Fifa. Cette Fifa toujours blanche, aveugle, qui n’accorde pour la Coupe du monde 1966 qu’une place pour les trois continents de l’Océanie, de l’Afrique et de l’Asie. Face à ce conservatisme, l’Afrique boycottera la compétition. Elle devra patienter longtemps pour obtenir un nombre de places décent à l’occasion du plus grand tournoi international, malgré les succès probants de ses nations, du Ghana au Zaïre, du Cameroun à l’Algérie. Une patience dont Eusebio pourrait être le symbole. Surnommé « la perle noire », né au Mozambique, éblouissant les stades sous le maillot du Benfica de Lisbonne, il était sélectionné dans l’équipe nationale portugaise, révélateur, à son insu, de la décolonisation tardive des années 1970.

L’Égypte a donc été le premier pays du continent à disputer la compétition, en 1934. Il n’y en eut pas un seul aux éditions suivantes, en 1938 (en France), en 1950 (au Brésil), en 1954 (en Suisse), en 1958 (en Suède), en 1962 (au Chili), en 1966 (en Angleterre). Partout l’on joue au foot, tous les deux ans se dispute la CAN, mais il n’est aucune représentation du continent africain, jusqu’en 1970 (au Mexique), avec la seule présence du Maroc. En 1974 (en Allemagne de l’Ouest), le Zaïre, puis la Tunisie, en 1978 (en Argentine), seront les seuls représentants de l’Afrique. Après, et jusqu’en 1990 (en Italie), il n’y a eu que deux nations plongées dans l’effervescence de la compétition. Elles seront ­quatre en France, en 1998 (le Maroc, le Cameroun, l’Afrique du Sud et la ­Tunisie). Elles sont six aujourd’hui.

Dans une certaine mesure, le mépris des instances internationales est inversement proportionnel aux solliciations des grands clubs européens qui enrôlent des joueurs africains. Eusebio avait enthousiasmé le Portugal. En France, au cours de la décennie 1960, Salif Keita, né au Mali, époustoufle le championnat. Il est l’un des pionniers d’un continent vidé de ses meilleurs joueurs, ­emportés maintenant par le foot business, un foot favorisé par la libre circulation du travail, permettant aux clubs d’engager plus de joueurs encore. L’Afrique se fait réservoir de l’Occident (comme une répétition de l’histoire). Avec un scénario immuable : on naît et grandit en Afrique, initié au club du cru avant d’être repéré par un riche club européen. Depuis quelques années, des centres de formation s’érigent au Sénégal, au Ghana, en Côte-d’Ivoire, au Cameroun. Avec leurs lots de réussites et d’échecs, de succès et de dérives, cependant que les gloires passées et présentes sont autant d’officines en route pour l’infini. Après Roger Milla (Cameroun), Abedi Pelé (Ghana) et George Weah (Liberia) – très impliqué pour faire taire les armes dans son pays, postulant en 2005 à la présidence de la République libérienne –, aujourd’hui, Didier Drogba (Côte-d’Ivoire) et Samuel Eto’o (Cameroun) sont les nouveaux dieux des stades. Tandis que la Fifa ne peut plus se passer d’un continent longtemps ignoré. En 2004, quand elle désigne l’Afrique du Sud organisatrice de la compétition 2010, c’est Nelson Mandela qui brandit la coupe.

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La Footafrique
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