Caravage et le Che sont sur le pont

Dans la profusion
du festival off d’Avignon, nous avons retenu quatre spectacles, entre histoire, art et poésie.

Gilles Costaz  • 15 juillet 2010 abonné·es

Ernesto Che Guevara, la dernière nuit
Chêne noir, 18 h.

Une pièce sur Che Guevara ! On craint le pire. D’autant que l’auteur, un Argentin, José Pablo Feinmann, a pris le parti du débat théorique. Même en version française revendiquant le terme d’adaptation (c’est un texte de Marion Loran), l’œuvre garde son parti pris. Condamné à mort, le Che passe sa dernière nuit dans un petit village de Bolivie. Un journaliste, venu pour rendre compte de l’arrestation et des dernières heures du rebelle, lui pose des questions qui relèvent tantôt de détails biographiques tantôt de problèmes de fond. C’est tout l’idéal révolutionnaire qui est passé au ­crible – sans être jeté aux chiens.
Le spectacle est à la fois réel et irréel. C’est un moment d’histoire et c’est un jeu théâtral. Gérard Gélas oppose les images légendaires du Che (grandes photos !) et l’image que peut en donner le théâtre. Il fait jouer plusieurs personnages à chaque acteur, sauf à celui qui joue le héros vaincu, l’excellent Olivier Sitruk. Il donne aussi une couleur locale, peut-être folklorique, mais envoûtante avec les chants interprétés par Laure Vallès. Escorté de Guillaume Lanson et de François Santucci, Jacques Frantz incarne, en autres, le poseur de questions, celui qui veut confronter deux notions de la liberté, celle des libéraux et celle des guérilleros. Et Jacques Frantz est, différemment de Sitruk mais au même niveau d’intensité, un grand acteur. D’où un moment qui échappe à la tentation du cliché.

J’aime pas la poésie
Espace Saint-Martial, 17 h 30.

Ce titre, on le devine, est une antiphrase : c’est un hommage à la poésie. Mais la conceptrice et l’interprète principale du spectacle, Mariane Zahar, aime prendre les gloires et l’esprit de sérieux à contre-pied. Elle s’est inventé le rôle d’une élégante passionnée de poésie qui se heurte à l’indifférence du pianiste qu’elle essaie d’embarquer dans un récital où les mots auraient la même place que les notes. Mais lui, à son clavier, n’aime que Beethoven et Chopin. Comme une femme ivre, elle égrène les plus grands poètes, les maîtres de la langue, Breton, Cendrars, et aussi les facétieux, tel Obaldia. Lui, aussi sourd que l’était ­Beethoven, pianote brillamment, mais en parallèle. La malheureuse en perd son calme et ses chaussures mais maintient le cap : l’amour sublimé par la poésie éclaire encore plus fort notre vie.
Mariane Zahar renouvelle le difficile théorème des Marx Brothers : c’est en passant par le gag et le ratage que la réussite est au bout du jeu. Elle-même est une actrice d’une évidente intensité. Moqueuse, elle n’en sait pas moins aller au plus haut de l’implication physique. Elle est tous les poèmes, qu’elle dit avec perfection, et elle est un personnage de roman ou de film, errante, ridicule et sublime. Lui, le concertiste, Hakim Bentchouala, sait jouer des morceaux difficiles en faisant croire qu’il est l’exact contraire de sa partenaire.
Un feu d’artifice.

Moi, Caravage
Théâtre des Amants, 11 h.

Un acteur italien, Cesare Capitani, s’empare de l’image qu’un Français, Dominique Fernandez, s’était permis de donner de l’illustre Caravage. Cette image lui plaît, mais il peut la façonner à sa guise, lui donner encore plus d’italianité avec son jeu et des chansons (interprétées par sa partenaire Martine Midoux). Voilà donc Michelangelo Merisi – vrai nom du Caravage – se faisant embaucher dans un atelier, déployant un talent vite évident, se mettant au service d’un homme d’Église, passant des bras d’un homme à ceux d’une femme, commettant un meurtre et mourant mystérieusement sur une plage.
Dépouillé, le spectacle a sa séduction, et l’interprète beaucoup de chaleur. Mais la mise en scène de Stanislas Grassian manque singulièrement d’idées. La colère est jouée selon les stéréotypes de la colère, la joie selon les clichés de la joie… C’est franc-jeu, donc sympathique. Mais on aurait préféré un art plus sournois et plus savant, surtout pour évoquer Le Caravage.

Le mot « progrès » dans la bouche de ma mère sonnait terriblement faux
Théâtre de l’Oulle, 11 h.

Le Roumain d’expression française Matei Visniec va parfois chercher au plus secret l’absurde des rapports humains. Mais, pour évoquer celui de la guerre et des haines entre communautés ethniques, il n’a pas à chercher loin. Après son admirable Femme comme champ de bataille , qui traitait du conflit bosniaque et du viol, il revient aux conflits des Balkans avec cette pièce au titre étiré et mystérieux. La pièce se passe à la fois dans un de ces pays où l’on est devenu fou de haine et à Paris. On suit les destinées d’un frère et d’une sœur qui vivent, en un pays différent, une histoire noire comme la nuit. D’un côté, la fréquentation quasi quotidienne de la mort ; de l’autre, la prostitution.

Avec Visniec, on est toujours entre le rire et les larmes, la folie drôle et la démence qui serre la gorge. Dans sa mise en scène qui juxtapose ­plusieurs mondes et plusieurs actions, Jean-Luc Paliès favorise l’aspect cauchemardesque, les tonalités nocturnes et blafardes. Il a raison, car la pièce joue avec l’horreur, mais il sait aussi la dynamiser par les interventions musicales. L’interprétation de Philippe Beheydt, Jean-Luc Paliès, Estelle Boin, Alain Guillo, Claudine Fiévet est toute de muscles et de chair dans un contexte fantomatique. C’est le bon alliage.

Culture
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