Dépasser la défaite

Razmig Keucheyan dresse
un panorama à la fois spatial et intellectuel des pensées critiques à l’heure de la mondialisation, et présente
des outils pour penser
le commencement d’un nouveau cycle politique.

Olivier Doubre  • 22 juillet 2010 abonné·es

Tout commence par « une défaite ». C’est la constatation que fait Razmig Keucheyan en guise de point de départ à son essai de « cartographie des pensées critiques » . Le chercheur en sociologie, maître de conférences à l’université Paris-IV, fait en effet partie de cette génération arrivée en philosophie à la fin du siècle passé, à un moment où les précédentes tentatives de « penser la transformation sociale » venaient de connaître deux décennies d’un profond « processus de reflux » , sinon de « perte de vitesse » , voire de « glaciation » . On le sait, dès la fin des années 1970, le climat intellectuel s’est « considérablement dégradé » pour la gauche radicale, particulièrement en Europe. Après une certaine heure de gloire, des années 1950 jusqu’aux années 1970, avec des intellectuels comme Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre, Michel Foucault, Louis Althusser ou Gilles Deleuze, les différentes pensées critiques, en lien avec un large mouvement de contestation politique et sociale, n’ont pas résisté – tout comme ce dernier – à la grande « offensive idéologique et culturelle » qui a accompagné la « montée en puissance » des politiques néolibérales et ont subi une cuisante « défaite » . Moribondes pendant plus de vingt ans, ces pensées critiques semblent maintenant reprendre vigueur, et c’est tout l’intérêt du récent ouvrage de Razmig Keucheyan que de proposer une géographie nouvelle de ce mouvement global. Global parce que l’espace où se dessine désormais ce renouveau sort largement du cadre de la vieille Europe, autrefois seul «  centre de gravité » de cette production théorique, et apparaît « dans des régions [jadis] périphériques du champ intellectuel international ». Les théories critiques sont donc bien aujourd’hui « affectées » par la mondialisation. On sait l’importance qu’ont prise des noms comme Ernesto Laclau, Edward Saïd, Gayatri Spivak, Achille Mbembe, Judith Butler, Wendy Brown ou Fredric Jameson. À ceux-ci, il faut certes ajouter ceux des Européens Slavoj Zizek, Étienne Balibar, Giorgio Agamben, Alain Badiou ou Yann Moulier-Boutang. Mais ces derniers ont tous en commun de travailler et d’enseigner, ou du moins de temporairement séjourner, dans des universités états-uniennes, dont la particularité, souligne Razmig Keucheyan, est d’être aujourd’hui « ouverte sur le monde » , contrairement à l’université française, par exemple, « dont la fermeture sur elle-même est notoire » . Toutefois, si les grands campus nord-américains attirent tout ce qui compte de penseurs critiques, ils sont d’abord des lieux de rencontres et d’échanges – mais aussi de simples îlots au milieu de l’Amérique néolibérale.

Fort de cette introduction passionnante sur la nouvelle géographie de la production des idées pouvant servir à une gauche radicale, l’apport de l’essai de Razmig Keucheyan réside aussi dans l’étude qu’il propose des liens entre les intellectuels et les différents mouvements sociaux qui leur sont contemporains. Il reprend là une intéressante thèse chère à l’Anglais Perry Anderson, longtemps directeur de la très engagée New Left Review, qui en bon marxiste avait montré avec force détails, il y a déjà un certain nombre d’années, combien la « distance qui sépare les intellectuels critiques des organisations ouvrières a eu un impact décisif sur les théories qu’ils élaborent » . Ainsi, à partir de ce constat peut-on à bon droit s’interroger sur le « rapport » entre la défaite des mouvements sociaux durant la seconde moitié des années 1970 et les théories critiques « actuelles » qui, on le sait, demeurent fortement influencées par celles des années 1970. Pour Razmig Keucheyan, comprendre ces théories aujourd’hui consiste donc également à observer de quelle manière les « doctrines critiques des années 1960 et 1970 » ont bel et bien « muté » au contact de la « défaite » . Car, comme l’avait bien montré le chercheur François Cusset dans son essai intitulé French Theory  [^2], où il analysait la réception des grands penseurs français des décennies 1960 et 1970 par la génération intellectuelle suivante aux États-Unis, les travaux de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, de Roland Barthes ou de Jacques Derrida se sont trouvé « nourrir les débats académiques et politiques » qui occupaient les campus nord-américains, en particulier sur les « politiques de l’identité » , une question politique alors centrale outre-Atlantique. On a pu, depuis, observer combien la question du « minoritaire » a constitué un des fers de lance des pensées critiques et a été reprise par des mouvements politiques et sociaux spécifiques, depuis les luttes féministes ou homosexuelles jusqu’à la lutte contre le sida.

Au fil des pages, Razmig Keucheyan dresse donc un panorama précis, à la fois spatial et intellectuel, des pensées critiques à l’heure de la mondialisation, proposant une classification de leurs auteurs en grandes catégories. Des « dirigeants » , tel Daniel Bensaïd, le « sous-commandant » Marcos ou Alvaro Garcia Linera (le vice-président d’Evo Morales en Bolivie), qui n’ont jamais quitté le militantisme actif dans des organisations politiques, syndicales, voire participent à l’exercice du pouvoir, aux « experts » ou plutôt « contre-experts » , qui s’inscrivent dans la tradition de l’intellectuel « spécifique » cher à Michel Foucault, intervenant dans leur domaine de compétences (tel un Jacques Testart ou un Jacques Kergoat au sein d’Attac ou de la Fondation Copernic), en passant par les « novateurs », affectionnant « l’hybridation » des références (tels Toni Negri et Michael Hardt, Judith Butler ou Ernesto Laclau), ou encore les « résistants » (à l’instar de Noam Chomsky), cette typologie est construite non seulement selon les parcours intellectuels respectifs mais aussi selon leurs relations avec les mouvements et leur investissement dans les luttes sociales.

Car les théories critiques veulent d’abord se penser comme des outils au service d’une gauche de transformation sociale. Or, vu la situation de celle-ci dans la plupart des pays, force est de constater que ce « renouveau » des pensées critiques, depuis plus d’une quinzaine d’années maintenant, ne signifie (malheureusement) pas que «  nous en ayons fini avec la défaite » . La gauche radicale demeure en effet aujourd’hui encore « de toute évidence sur la défensive » . Si, comme le souligne Razmig Keucheyan, l’effort pour tenter de « penser le commencement d’un nouveau cycle » (notamment à partir de l’insurrection zapatiste de 1994, les grèves de 1995 en France, ou les manifestations de Seattle de 1999) semble bien constituer l’un des défis pour la plupart des intellectuels critiques aujourd’hui, ceux-ci peinent néanmoins à formuler une approche globale du monde actuel. Même si le marxisme est à nouveau, aujourd’hui, « un paradigme bien vivant » , il ne retrouvera sans doute pas le rôle central qui fut le sien pendant près d’un siècle et demi, jusqu’à la rupture fondamentale de la chute du Mur, comme le souligne Razmig Keucheyan. Mais, surtout, les nombreuses théories critiques pêchent sur la question de la stratégie, faute «  d’une description un tant soit peu précise du monde dans lequel on intervient ». En outre, ces théories se caractérisent également par une grande « faiblesse de leurs rapports avec les mouvements sociaux ». En somme, avant de parvenir à l’élaboration d’une pensée capable de battre en brèche l’organisation capitalistique mondialisée du monde, il faudra sans doute encore beaucoup de temps et de travail. Le livre de Razmig Keucheyan fait en tout cas le point et dresse un bilan instructif de la situation dans laquelle se trouvent les tentatives d’une future pensée de l’émancipation sociale. Encore un effort, camarades !

[^2]: La Découverte, 2003.

Idées
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