Elias Sanbar, « Dictionnaire amoureux de la Palestine » : Terre d’amitié

Dans son « Dictionnaire
amoureux de la Palestine », Elias Sanbar évoque son pays
en toute liberté.

Christophe Kantcheff  • 22 juillet 2010 abonné·es
Elias Sanbar, « Dictionnaire amoureux de la Palestine » : Terre d’amitié
© PHOTO : GHARABLI/AFP Dictionnaire amoureux de la Palestine, Elias Sanbar, Plon, 481 p., 24,50 euros.

Rien ne peut se dire sans en avoir trouvé la forme idoine. Elias Sanbar le sait, qui ouvre son Dictionnaire amoureux de la Palestine en expliquant pourquoi la « forme dictionnaire » va si bien à son pays : c’est qu’il existe une correspondance entre la fragmentation qui caractérise un dictionnaire et « l’éclatement du réel palestinien » , « ses profondes liaisons, souterraines, invisibles de prime abord à l’observateur extérieur mais qui, au fil des pages, se complètent, se font écho jusqu’à dessiner une figure, un visage et faire entendre un timbre de voix reconnaissable entre tous ».

Ce timbre de voix est celui, métaphorique, de la Palestine, mais aussi et avant tout celui de l’auteur, qui partage ici avec le lecteur un rapport intime à son pays. Elias Sanbar a respecté le programme auquel le titre du livre, qui s’inscrit dans une série de « dictionnaires amoureux », l’invitait. Le livre d’un intellectuel, bien sûr, mais où communiquent l’esprit, le corps et le cœur, la réflexion, le sensuel et l’affectif, un livre à dominante autobiographique, où Elias Sanbar raconte non la Palestine, mais sa Palestine. Celle qui est en lui, dans ses souvenirs, qui l’accompagne partout, qu’il retrouve dans la littérature et le cinéma, dans le regard d’un ami ou… jusque dans son assiette !

Il y a quelque chose du joueur chez Elias Sanbar, en accord avec la manière dont il a élaboré son dictionnaire. Non que le choix des entrées se fasse à la légère – les enjeux en sont toujours importants –, mais il apparaît que l’auteur a cherché – et trouvé – la meilleure distance avec l’objet de son amour. Elias Sanbar, qui a par ailleurs la charge très institutionnelle d’ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco, aspire à n’être jamais là où on l’attend pour préserver sa liberté. Il refuse le ton du plaidoyer autant que la posture désinvolte, tout en faisant ressentir son lien profond à sa patrie en même temps que résonne le rire dont il ne se déprend pas, et qui n’est rien moins que la politesse du désespoir. Certes, ce rire peut être celui qui le gagne pour ne pas pleurer quand le sort des Palestiniens tourne au drame, mais il est plus souvent rire de pleine joie, donc de ­résistance, ou douce auto-ironie, façon de se protéger de l’esprit de sérieux. Et d’écrire, comme il le dit lui-même, « contre les siens », c’est-à-dire « tout à la fois dans la tension et l’osmose, d’en dehors et du dedans, à distance et à proximité, contre eux et tout contre eux ».

La plus inattendue et la plus joueuse de ces entrées est à la lettre B. Elle s’intitule : « B ou P, P ou B ? Telle est la question » , à propos de l’incapacité des Palestiniens à prononcer la lettre P, qui dans leur bouche s’entend B. Une entrée qui a – en toute logique ! – son double à la lettre P : « P ou B, B ou P ? Telle est la question. » La seconde reprend à l’identique le texte de la première, avec ce seul ajout : « Et comme disent les maîtres de danse des comédies musicales américaines : “Once more with feeling !” ( “Encore une fois et avec encore plus d’ardeur” ). » La facétie d’Elias Sanbar s’incarne aussi dans les multiples anecdotes qu’il raconte, souvent familiales, plus éloquentes que n’importe quelle démonstration, ou encore dans les chemins qu’il emprunte à propos de certains sujets, telle la religion chrétienne dans laquelle il a été élevé, lui qui est devenu agnostique. Né à Haïfa, il voit Jésus de Nazareth comme « le Fils des voisins » (c’est l’intitulé de cette entrée), et son rapport au christianisme, désacralisé, passe par des choses simples, comme par exemple les plats que concoctait sa mère le soir de l’Épiphanie, les Zalâbiya (beignets), ‘Atâyef bil Jawz (crêpes fourrées aux noix) et autre Qamhiyyé (bouillon de blé), et dont il donne les recettes précises…

L’histoire de la Palestine, et en particulier la Nakba , la Catastrophe de 1948, est au cœur du dictionnaire d’Elias Sanbar. Mais, encore une fois, de manière subjective. Alors âgé d’un an, l’auteur est le quasi-contemporain de cette « nouvelle » Palestine engloutie, « noyée » sous un autre pays, Israël, et dont le nom même a longtemps disparu comme celui de ses habitants. Les notions d’absence – la famille Sanbar fut poussée à l’exil (au Liban), comme des centaines de milliers d’autres – et d’invisibilité traversent à peu près tout l’ouvrage. En même temps que le premier combat des Palestiniens a consisté à être de nouveau visibles – et l’auteur rappelle dans un court article consacré à Yasser Arafat à quel point celui qu’on surnommait « le Vieux » a été déterminant dans cette lutte –, Elias Sanbar a grandi avec cette question obsessionnelle : « Si j’avais pu rester à ma place, qu’aurais-je vu ? » Mais cette quête de l’image mythique, « introuvable » , il s’en est dépris au contact de son ami Jean-Luc Godard, qui lui a transmis la relativité des images, qui tient dans cette célèbre formule : « Non pas des images justes, mais juste des images » (entrée « Images, Jean-Luc Godard et la boîte de chocolat Cadbury’s » ).

En abandonnant ainsi toute fixation sur un passé idéalisé et forclos (cf. par exemple l’entrée « Musée-Nostalgie. Folklore et dictons » ), l’exil s’est transformé chez Elias Sanbar en ouverture et en mouvement. Ainsi, à l’occasion de son premier retour chez lui, en 1996, il a pris conscience que « l’exil [lui] avait fait cadeau d’une libération de toutes les pesanteurs de tous les lieux, permis ainsi de mieux voir, goûter ces derniers, de remplacer la nostalgie par l’amour, qu’il [lui] avait laissé en compagnie d’un autre exil, intérieur, celui que nous portons, chacun, en nous » (« Voyager ou “se rendre visite” » ). C’est sans aucun doute grâce à cette manière d’être au monde qu’Elias Sanbar parvient à une hauteur de vue lui permettant de concevoir, en toute sérénité oserait-on dire, les questions du droit au retour, du partage de Jérusalem ou du fondamentalisme islamique qui gangrène la Palestine de tradition pourtant « pluraliste ». Ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de dénoncer avec sévérité ce qui doit l’être de la politique israélienne, au premier rang de quoi l’implantation des colonies, qui lui fait écrire cette phrase terrible, dans l’article « Négocier » : « Maintenant que les colons sont parvenus à rendre la paix quasi impossible, quel miracle soustraira les deux peuples au sort funeste qui les attend… » Heureusement, il y a le mot « quasi »…

L’amitié est une forme d’amour. Ils sont nombreux ceux qui se retrouvent dans ce Dictionnaire amoureux de la Palestine, les célèbres comme les moins connus. Deux d’entre eux tiennent une place particulière : Daniel Bensaïd, auquel le livre est dédié, ainsi qu’à sa femme, Sophie. Et Mahmoud Darwich. Un frère, lui aussi récemment disparu, dont Elias Sanbar traduit en français les recueils de poèmes depuis de longues années [^2].. La Palestine d’Elias Sanbar est terre d’amitié. Son livre en est un cadeau de bienvenue.

[^2]: Comme ce dernier recueil paru, le Lanceur de dés, dont le poème éponyme, notamment, est une splendeur (avec des photographies d’Ernest Pignon-Ernest, Actes Sud, 93 p., 21 euros)

Culture
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