Fiction ou communication ?

Professeur émérite de l’Université de Bourgogne, spécialiste de la police française, Jean-Marc Berlière s’interroge sur la vision de la police fabriquée à partir des séries.

Jean-Claude Renard  • 15 juillet 2010 abonné·es

Politis : Quel rapport les Français entretiennent-ils avec leur police ?

Jean-Marc Berlière: La police passionne si l’on en juge par le succès des séries télé. En même temps, les policiers sont craints, drainent une image sombre, de la rafle du Vel d’Hiv à ­octobre 1961, des bavures aux gardes à vue. C’est la même ambivalence depuis le XIXe siècle, entre attirance et répulsion. Quand on subit un contrôle d’identité dans le métro, on râle, on se demande dans quel pays on vit. Et, dans le même métro, si l’on se retrouve en compagnie de gens excités ou relativement dangereux, on se dit : « Mais que fait la police ? »

Comment expliquez-vous le succès d’audience des séries policières ?

Cela tient à la fascination pour le crime et pour l’enquête. La question fondamentale est de savoir si la vérité sera mise au jour. Si on y ajoute la possibilité de présenter des personnages complexes, dans des situations paroxystiques et des scènes angoissantes, avec une plongée documentaire dans des milieux intrigants et mal connus, quels qu’ils soient, le résultat peut être captivant.

Depuis la privatisation de TF 1 et l’émergence des chaînes privées et du câble, on assiste à une inflation de ces programmes…

À l’évidence, il y a une inflation de séries policières, de téléfilms, de magazines. On constate une présence frappante des séries américaines, avec de nouvelles tendances, celles d’une police technique et scientifique. Il y a un détail intéressant : dans les années 1960-1970, le flic est en képi et pèlerine, toujours en uniforme, qu’il ne quitte jamais, même pour rentrer chez lui. C’est celui qu’on interpelle dans la rue pour une simple querelle ou une scène de ménage. Aujourd’hui, il est difficile de ­reconnaître un gardien de la paix sorti de son service. Il est en civil, comme tout le monde. Il s’est fondu dans le paysage. Il ­semble que, plus il a disparu du pavé, plus il est apparu à l’écran.

L’inflation des séries policières ­
a-t-elle un lien avec la politique sécuritaire ?

Si quelques feuilletons jouent le jeu clairement, avec des héros courageux, honnêtes et chevaleresques, d’autres sont moins clairs de ce point de vue. Le mal triomphe, les coupables échappent à tout châtiment, et les policiers ne sont pas forcément rassurants dans leurs méthodes. C’est une évolution comparable à celle qu’a connue le western. Si certaines séries rassurent, ­d’autres sont plus ambiguës, voire carrément inquiétantes, renvoyant dos à dos les truands et les « protecteurs de la société ».

Quelle analyse faites-vous de la représentation du policier dans les séries ? A-t-elle évolué ?

L’image du flic a beaucoup changé depuis l es Cinq Dernières Minutes, avec le commissaire Bourrel et son soulier à clous, diffusé jusqu’au milieu des années 1970, et Navarro, dans les années 1990, avec sa figure de papy. Et si Maigret avait quelques faiblesses, on l’aurait volontiers invité à partager un pot-au-feu. Probablement, c’est le Commissaire Moulin , série entamée en 1976 et surtout reprise en 1989, qui a modifié la représentation. C’est la première fois qu’on voit un flic en blouson de cuir, un peu déglingué. Ça correspondait à l’époque aux portraits de flics dans les romans de Jean-François Vilar, comme Tango Bastille ou Ce sont toujours les autres qui meurent. Des flics abîmés, un peu alcoolos, un peu barges, et non plus des fonctionnaires incarnant la justice, qui ne se trompent jamais. Et, depuis quatre ou cinq ans, on a affaire aux personnages d’experts, à des laborantins, des biologistes. Tous armés de compétences scientifiques.

Cette représentation correspond-elle à la réalité ?

C’est l’éternelle question. Est-ce que les auteurs sont victimes de la mode, les programmateurs vont-ils dans le sens du vent avec des flics très propres ? En tout cas, on a toujours du mal à savoir quelle est la part d’influence réciproque. On ne sait pas très bien si les flics qu’on voit dans les feuilletons s’inspirent de flics réels, comme le Maigret incarné par Jean Richard, dans les années 1970 et 1980, ressemblait au commissaire Massu, comme Moulin ressemblait à un après-68, à un homme devenu flic par hasard, avec sa licence de philo, ou bien si les flics ne sont pas eux-mêmes influencés par la fiction. La série française PJ, qui rapportait le vrai travail de soutier des flics, ne se montrait guère proche de la réalité.

Face aux rares films qui s’interrogent sur la société, on a parfois l’impression que le petit écran a reçu l’aval du ministère de l’Intérieur…

On peut s’interroger sur la volonté des institutions de donner une image plus positive. Sachant que la vision qu’ont les gens de la police est fabriquée à partir des séries et des feuilletons télévisés. On peut en tout cas parfois parler de communication. Une femme d’honneur, créé au milieu des années 1990 et réalisé jusqu’en 2008, en est l’exemple. La série est coproduite par le Service d’informations et de relations publiques des armées (Sirpa), qui lui apporte ses moyens matériels. On y voit notamment une femme lieutenant de gendarmerie se déplacer en hélicoptère ou avec vingt-cinq motards. Il s’agit bien là de promotion, en donnant une image très moderne. De quoi faire baver les vrais lieutenants de gendarmerie !

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