« J’ai la mémoire qui flanche… »

Denis Sieffert  • 1 juillet 2010 abonné·es

On connaît la chanson que fredonnait si joliment Jeanne Moreau : « J’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien… » Elle est reprise ces jours-ci par un chœur improbable qui est sur le point d’en faire le tube de l’été. Les choristes s’appellent Liliane Bettencourt, Patrice de Maistre, et le couple Florence et Éric Woerth. La première, 89 ans, a au moins l’excuse de l’âge. Elle ne se souvient plus très bien qu’elle a acheté une île proche des Seychelles, ni à qui elle l’a cédée. Elle ne sait plus combien elle a donné à son protégé, le photographe mondain François-Marie Banier, ni ne sait qu’elle a des comptes en Suisse et au Liechtenstein. Quand on possède une fortune personnelle de 17 milliards d’euros, et que l’on est l’héritière d’une marque de cosmétiques qui pèse 49 milliards, on peut égarer quelques dizaines de millions ici ou là sans qu’il faille y voir malice. Le cas du deuxième choriste, Patrice de Maistre, gestionnaire de la fortune de la vieille dame, est plus compliqué. N’est-il pas payé pour avoir la mémoire que sa patronne n’a plus ? Or, lui aussi oublie beaucoup. Il ne sait pas, par exemple, à qui appartient cette île des Seychelles que Liliane Bettencourt loue à une société dont il ne connaît pas le propriétaire. Il a dit ignorer l’existence de deux comptes en Suisse non déclarés, d’une valeur de 78 millions d’euros. Apparemment, Florence Woerth, employée de Patrice de Maistre, et épouse d’un ministre célèbre pour sa réforme des retraites, ne savait rien de tout ça, elle non plus.

Enfin, à l’unisson des autres choristes, voici Éric Woerth. Le ministre du Travail qu’il est, comme le ministre du Budget qu’il fut jusqu’en mars 2010, et dont la femme travaillait à la gestion des comptes de Liliane Bettencourt, ne savait pas que la propriétaire de L’Oréal soustrayait au fisc des sommes gigantesques. Il excipe de sa bonne foi : un ministre ne peut pas tout savoir ! Ignorance ou « mémoire qui flanche » ? Il semble bien que lui aussi ait surtout de gros trous de mémoire. Le parquet de Nanterre n’a-t-il pas indiqué vendredi dernier avoir alerté l’administration des impôts d’éventuelles fraudes, dès janvier 2009 ? Mais, apparemment, Éric Woerth ne s’intéresse pas à cette piétaille : la plus grosse fortune d’Europe, et donc possiblement l’une des plus grosses fraudes, et qui plus est là où travaille son épouse, cela n’a pas éveillé sa curiosité. D’ailleurs Éric Woerth a vraiment la mémoire qui flanche. Voyez cette autre affaire révélée par le JDD . L’héritier Peugeot a été victime en décembre dernier d’un vol peu banal. On dérobe à son domicile des lingots d’or estimés sur la base de sa déclaration initiale à 500 000 euros. Mais la victime se hâte de revoir à la baisse son estimation : les lingots ne valaient en fait que 150 000 euros. Il n’y a que les mauvaises langues pour imaginer qu’on aurait voulu minorer une fortune qui n’était pas totalement déclarée.

Quant à Éric Woerth, il se souvient bien avoir dîné avec Robert Peugeot, mais ne sait plus quand. Et il ne se rappelle pas avoir parlé d’un quelconque cambriolage au domicile de l’héritier.  « J’ai la mémoire qui flanche, j’me souviens plus très bien… » Heureusement, quelques journalistes ont fait le nécessaire pour rendre la mémoire aux uns et aux autres. En publiant des extraits de l’enregistrement effectué à la dérobée par le majordome de Liliane Bettencourt, Mediapart a fait œuvre de salubrité publique. On y entend, par exemple, Patrice de Maistre dire à la vieille dame : « Il faut qu’on arrange les choses avec vos comptes en Suisse. Il ne faut pas que l’on se fasse prendre avant Noël. » Puis, concernant l’un des deux comptes, évalué à 65 millions d’euros, on entend le même gestionnaire informer Liliane Bettencourt : « Je suis en train d’organiser le fait de l’envoyer sans un autre pays, qui sera soit Hong-Kong, Singapour ou en Uruguay […]. Comme ça, vous serez tranquille. » On est soudain rassurés sur la mémoire de M. de Maistre. Mais, un malheur n’arrivant jamais seul, voilà que M. Woerth reçoit le soutien de Nicolas Sarkozy, depuis le G20 de Toronto. L’homme pour qui l’affaire de Karachi est « une fable » réaffirmant sa confiance en Éric Woerth, c’est un peu le baiser de Juda. Et lorsqu’on entend Bernard Kouchner se proposer comme témoin de moralité, on se dit que le sol, décidément, se dérobe sous ce gouvernement. L’incrédulité est totale. D’autant que la défense d’Éric Woerth ( « Un ministre n’intervient jamais ni pour ordonner ni pour bloquer un contrôle fiscal » ) ne résiste pas aux aveux de certains de ses prédécesseurs, dont l’illustre Michel Charasse, qui n’a jamais eu ces pudeurs de jeune fille.

Mais le pire est évidemment cette promiscuité exhibée entre ces personnalités politiques, volontiers moralisatrices avec les salariés, et le monde de l’argent. L’affaire Woerth est un terrible raccourci. Car il se trouve que l’homme qui ne savait rien des mauvais comptes de la fortune Bettencourt, quoique son épouse en fût la gestionnaire, est celui-là même qui exige des Français qu’ils travaillent plus longtemps. Nous ne sommes pas en février 1934. Parce que l’heure est plutôt à la gauche qu’à l’extrême droite. Mais on sait combien ce pronostic est fragile. Et combien la déchéance morale de ce gouvernement est redoutable. Il est peu probable que l’annonce par Nicolas Sarkozy de la suppression des « chasses présidentielles » ou que le remboursement par Christian Blanc des cigares achetés aux frais de l’État suffisent à assainir le climat.

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Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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