La Joconde n’aime pas les frites

La galerie commerciale du Louvre continue d’ouvrir ses portes à des enseignes commerciales. Une orientation qui pose la question du statut de la culture et de son image.

Blandine Le Cain  • 15 juillet 2010 abonné·es
La Joconde n’aime pas les frites
© PHOTO : MEDINA/AFP

La nouvelle avait fait les gros titres à l’étranger. L’arrivée du symbole de la malbouffe dans l’antre d’un monument culturel français paraissait impensable de l’autre côté des frontières. Le nouveau restaurant McDonald’s installé en 2009 à deux pas du Louvre n’était pourtant pas la première enseigne dont l’implantation dans la galerie commerciale du musée pouvait susciter l’étonnement. Récemment, c’est la première boutique Apple Store de France qui s’est ajoutée aux Sephora, Virgin Megastore ou Body Shop déjà présents depuis bientôt vingt ans. Si la force du symbole de McDo est indéniable, les réactions contre l’association de la culture à la consommation n’ont pas attendu le célèbre clown américain pour s’exprimer.

Ouverte en 1993, la Galerie du Carrousel, située sous l’arc du même nom, entre la cour du Louvre et le jardin des Tuileries, ne devait au départ recevoir que des activités commerciales « réglementées et limitées aux activités culturelles et touristiques essentiellement ». Dès le départ, des critiques s’étaient élevées contre ce projet d’espace commercial, intégré au programme du Grand Louvre de 1981. « Le Louvre est un palais ; on n’a pas à le faire précéder d’un mélange de drugstore et d’aéroport », pouvait-on lire dans un pamphlet de 1985 préfacé par Henri-Cartier Bresson, au côté d’auteurs pour qui « on n’éveille pas la curiosité pour l’art à travers les cafétérias et une sous-culture de pacotille » . Le sujet du Carrousel avait cependant été rapidement écarté par la bataille médiatique qui entoura la pyramide de verre.

La polémique a resurgi en décembre 2006, lorsque l’enseigne Starbucks Coffee, fast-food américain du café, a élu domicile dans la galerie au titre de « café documentation » . Une idée née de la volonté de « répondre à la double attente des visiteurs d’un lieu convivial et d’un accès à l’information », d’après le service « valorisation » du Louvre. Un titre qui visait surtout à calmer les tensions parmi le personnel du musée, à l’origine d’une pétition contre cette nouvelle enseigne. Il fut finalement convenu qu’en contrepartie de l’ouverture du café des brochures et catalogues présentant les collections du musée seraient mis à disposition des consommateurs. Une façon d’afficher un semblant d’aspect culturel en vitrine, en dépit de l’image négative de l’enseigne.

En 2009, nouveau débat, donc, à l’annonce de l’implantation d’un restaurant McDonald’s dans le lieu. La nouvelle défraie la chronique. Chez nos voisins tout du moins car, en France, l’information est peu relayée. C’est le Daily Telegraph qui en parle le premier : dans un article paru en octobre 2009, le journal britannique s’étonne de l’arrivée prochaine du fast-food si près du Louvre. À la suite de cet article, les journaux du monde entier, des États-Unis à la Chine en passant par la Hongrie, reprennent la nouvelle. Mise une nouvelle fois en cause, la direction du Louvre se défend de toute implication dans cette décision : « Le Carrousel est un espace totalement privé, sans rapport avec le musée. Le Louvre n’a pas à se prononcer sur les choix du gestionnaire. »

Totalement distinct du musée, le Carrousel ? Le rapport d’activités du musée pour 2006 précise pourtant que « le service valorisation du domaine [du Louvre] travaille dans une optique d’adéquation maximale entre les offres commerciales, les objectifs culturels et financiers du musée, et les attentes d’un public exigeant et hétérogène » . La collaboration entre le musée et sa galerie commerciale existe bel et bien. Mais, au-delà de la simple collaboration, la galerie reste liée au musée. Si depuis 2000 c’est une filiale de la société Unibail qui exploite le Carrousel, comme elle exploite, par exemple, le centre commercial géant Rosny 2 en banlieue parisienne, le musée continue de veiller « sur le respect des baux passés par l’État avec les concédants de ces espaces » . Or, il est clairement stipulé que « la nature et la qualité des commerces sont précisées dans le cahier des charges du bail à construction ».
Pour Bernard Hasquenoph, fondateur du site Louvre pour tous, qui milite pour la gratuité des musées, c’est avant tout l’image du Louvre qui est liée à l’espace du Carrousel. « Le musée est de plus en plus associé à des commerces, explique-t-il. On brade l’image du Louvre. » Sa situation privilégiée en plein cœur de Paris et l’aura du musée attirent facilement les entreprises. Tout comme sa fréquentation : « Lorsque vous avez huit millions de gens qui passent, vous avez huit millions de porte-monnaie qui passent ! » , ironise Bernard Hasquenoph, pour qui les services publics proposés pâtissent aussi de la galerie. Il note ainsi que le point Office de tourisme a laissé place à une boutique de mariage, et il évoque également le possible déplacement du bureau de poste vers un endroit moins fréquenté.

En août 2008, à l’appel de la CFDT, des salariés de l’enseigne de restauration rapide Autogrill Caroussel du Louvre se sont mis en grève pour protester contre leurs conditions de travail. La galerie a la particularité d’être ouverte sept jours sur sept toute l’année. Le syndicat regrettait l’absence de dialogue social « dans un groupe qui emploie plus de 3 400 salariés et dont le chiffre d’affaires en 2007 a dépassé les 231 millions d’euros ». En février dernier, une opération a également été menée à l’initiative de SUD Culture, CGT Éliance Musées, Louvre pour tous, L’appel et la pioche, Solidaires Paris, le NPA et le Front de gauche. Utilisant le symbole du fast-food McDonald’s, les militants ont dénoncé la précarité grandissante des travailleurs du privé et du public. Armés de reproductions de la Joconde tenant une barquette de frites, ils scandaient : « La culture, c’est pas d’la friture ! »

Ces tensions récurrentes illustrent pour Bernard Hasquenoph la dérive commerciale des musées. Il rappelle notamment que des restructurations similaires ont lieu à la galerie Pompidou, à Paris. Selon lui, derrière la stratégie de communication, il existe un réel intérêt financier : « Les musées jouent de cette image détachée de toute activité financière alors qu’ils sont à fond dans le business. » C’est ce masque que lui et d’autres militants veulent faire tomber, même s’il est difficile de connaître les projets futurs des lieux culturels. « L’information est très parcellaire, dénonce-t-il, tout est compartimenté. » Pourtant, comme il le souligne lui-même, « il y a plein d’enjeux, qui posent la question de ce que deviennent les musées » .

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