Le mirage de l’ouverture

L’avancée en faveur des droits des Kurdes, annoncée l’an dernier par le gouvernement turc, s’est surtout traduite par un regain de répression. Alors qu’une solution politique s’éloigne, la violence est montée d’un cran.

Patrick Piro  • 22 juillet 2010 abonné·es

En tête du cortège, des femmes qui brandissent le poing et crient des slogans. Et une vieille Kurde, mutique. Le 30 juin dernier, à Istanbul, en prélude au Forum social européen (FSE), un millier de militantes de la Marche mondiale des femmes, issues de dizaines de pays, parviennent à la place Galatasaray. Alors que la sono crache discours et musique, la femme s’anime soudain, danse et rugit en agitant son long foulard vert, jaune et rouge : les couleurs de la nation kurde. « Longue vie au président Öcalan ! » Un imposant gaillard rasé fend la foule, l’invective et lui arrache l’étoffe. C’est un policier en civil. L’appel à l’autonomie des Kurdes turcs et l’éloge du leader des rebelles armés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), emprisonné à vie depuis 1999, peuvent valoir jusqu’à dix ans d’enfermement à la femme : à l’égal du PKK, ces actes sont classés « terroristes » en Turquie. « Sous couvert de lois très larges et vagues, utilisées de manière intensive depuis deux ans, notamment contre la propagande politique » , constate Emma Webb-Sinclair, qui travaille en Turquie sur les droits humains pour Human Rights Watch. Ainsi n’importe quel participant à une manifestation soupçonnée d’être organisée par le PKK risque la prison. Donner du « monsieur » à Öcalan [^2] lors d’une séance publique : un an derrière les barreaux. L’incrimination « jeteur de pierres » cible les enfants, « responsables » dès l’âge de 12 ans : environ 4 000 jeunes Kurdes seraient ainsi passés en justice, et près de 400 purgent jusqu’à sept années et demie de peine de prison.

Depuis 1984, date de l’insurrection du PKK, le conflit kurde a fait officiellement 45 000 morts (surtout des Kurdes, et peut-être 15 000 de plus) [^3]. Des assouplissements ont certes été concédés, comme l’autorisation d’enseigner le kurde et d’émettre des émissions dans cette langue. Et l’an dernier, le gouvernement islamo-conservateur d’Erdogan, au pouvoir depuis 2007, a soulevé un espoir de résolution pacifique du « principal problème de la Turquie » en annonçant une « ouverture kurde ». « Jamais une telle initiative n’avait été aussi clairement proposée », remarque Emma Webb-Sinclair.

Pourtant, elle s’est vite révélée un trompe-l’œil, le gouvernement tentant de noyer la spécificité kurde au sein du droit des « minorités ethniques turques ». Une manière d’esquiver les demandes politiques du PKK : la reconnaissance explicite des droits de Kurdes par la Constitution, un statut d’autonomie (le séparatisme n’a plus cours) et la libération de centaines de prisonniers politiques. Les timides velléités du gouvernement ont de plus été contrariées par deux acteurs clés : une Cour constitutionnelle très conservatrice et l’armée, qui maintient une pression constante sur les Kurdes en bombardant leurs positions jusqu’au Kurdistan irakien voisin, où 2 000 rebelles seraient réfugiés. « Partout dans le monde, les minorités gagnent de la reconnaissance, mais en Turquie, la réponse reste l’oppression », déplorait Ahmet Türk, ancien leader du principal parti pro-kurde, le DTP, à l’ouverture du forum social.

Ce parti a été frappé d’interdiction en décembre dernier. Une décision qui a sonné l’heure du repli du gouvernement, loin d’avoir pris les moyens d’une solution crédible. De fait, des centaines d’arrestations ont été menées depuis avril 2009, date de l’emprisonnement de 151 officiels kurdes de diverses villes – dont une douzaine de maires –, pour accointance présumée avec le PKK. « En plein processus “d’ouverture”, l’État a mené une offensive de nettoyage politique » , analyse Emma Webb-Sinclair.

En réponse, le PKK a intensifié ses opérations depuis fin mai, annonçant que les grandes villes seraient touchées. Début juin, un attentat visant un car de militaires tuait six personnes à Istanbul. ŞSamil Altan, l’un des dirigeants du BDP, parti qui a pris la relève du DTP (et qui compte 20 députés), ne voit pourtant pas d’autre solution que négociée. « Mais l’armée s’y refuse obstinément… Quant au peuple kurde, il peut se battre indéfiniment, il n’a rien à perdre. » Certains analystes redoutent que l’escalade de la violence ne suscite une haine contre les Kurdes, qui vivent nombreux hors du Kurdistan. À Istanbul, ils seraient plus de 3 millions.

[^2]: 3,5 millions de Kurdes auraient signé une pétition le désignant comme leur représentant politique.

[^3]: 15 millions de Kurdes vivent dans le Kurdistan turc, dans le sud-est du pays. La Turquie compte 73 millions d’habitants.

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