Le prix du consensus

Réalisateur de documentaires sur l’univers de la justice, Joseph Beauregard s’inscrit contre le voyeurisme et les facilités compassionnelles. Un parti pris qui n’intéresse pas les grandes chaînes.

Jean-Claude Renard  • 15 juillet 2010 abonné·es

C’est du brutal. À l’orée des années 2000, les journaux braquent leurs projecteurs sur l’affaire Émile Louis, ancien chauffeur de bus accusé de l’enlèvement et de l’assassinat, à la fin des années 1970, de sept gamines handicapées de la Ddass, en Bourgogne. Lui-même ancien enfant de la Ddass, il est aussi accusé dans le Var, par sa seconde femme, de violences sexuelles et d’actes de barbarie, tandis que sa belle-fille, mineure au moment des faits, l’accuse de viols par personne ayant autorité. Le gros Louis a le physique de l’emploi, trogne d’immonde fumier. Le parfait salopard est défendu à son premier procès par quatre avocats. Une besogne difficile devant eux. Les Avocats du salopard relate le quotidien de ces avoués, filmé par Joseph Beauregard. Sans les audiences, ni le crime, ou le criminel, mais concentré sur la défense d’un cas peu ordinaire. Le réalisateur prend son temps sur les moments de doute, de relâchement, voire d’abattement, les attentes, les besoins de décompression après les audiences, avant l’éprouvante construction d’une plaidoirie. Le réalisateur ajoute encore les bas-côtés du turbin : le café du coin, l’hôtel à une encablure, les coups de téléphone personnels… Des ingrédients qui soulignent l’ordinaire dans l’extraordinaire.

Largement diffusé dans les journaux télévisés et les reportages, le verdict n’apparaît que sous forme de banc-titre précédant le générique de fin. À vrai dire, il n’a pas d’importance. Peu importe le crime pourvu qu’il soit jugé. Là réside la réflexion. Rigoureusement. En même temps qu’il s’agit de montrer la grammaire d’une profession, qui plus est pour la défense d’un « salopard », dans un huis clos respectant la règle dramaturgique des trois unités. In fine, pour montrer ce qui demeure absent d’une série télé, d’un reportage ou d’un magazine judiciaire : les coulisses d’un procès, les relations entre avocats, ces artisans du droit… Et si l’époque est à l’impudeur, le réalisateur s’est refusé à montrer le visage de cet ennemi public n° 1.

Réalisateur de plusieurs documentaires articulés autour de la justice, à la manière d’un Frederick Wiseman ( State Legislature ; Domestic Violence ), Joseph Beauregard a opté pour la sobriété et le refus du consensus. A contrario des documentaires béni-oui-oui, des magazines et des reportages en transe de misérabilisme sordide et de voyeurisme, flattant les instincts de curiosité ou de la vindicte populaire et s’épargnant toute réflexion sur les mécanismes de l’institution judiciaire. Ces dernières années, l’émotion compassionnelle est devenue une condition essentielle pour obtenir les autorisations indispensables du ministère de la Justice et l’argent des chaînes de télévision. Pour réaliser un film documentaire judiciaire, tout semble se passer comme si la compassion envers la victime attestait de la qualité d’une citoyenneté exemplaire, d’une humanité sensible et d’une qualité professionnelle rare. Le regard du cinéaste doit donc impérativement adopter et choisir le camp de la victime pour espérer pénétrer dans une cour d’assises ( a fortiori quand les hommes politiques se plaisent à provoquer l’opinion publique à partir de tragiques faits divers, jouent sur la corde sensible pour renforcer le tout-sécuritaire).

Les Avocats du salopard est un exemple parmi d’autres, dans le film documentaire, qui souligne les choix du petit écran. Joseph Beauregard a produit et réalisé avec ses propres fonds (30 000 euros) cette subtile mise en abyme du métier d’avocat dans ce qu’il a de plus complexe. Sans l’autorisation de filmer les audiences, ni le soutien d’une chaîne du service public ou d’un producteur. Ce film, récompensé par la mention spéciale du prix Michel-Mitrani (parrainé par France Télévisions) au Fipa, à Biarritz, en 2007, puis présenté au festival de Lussas en Ardèche, sélectionné au festival Justice à l’écran, à Grenoble, n’est jamais passé sur une chaîne publique (seule Planète justice l’a diffusé). Sans doute parce qu’il est trop frondeur, trop inconvenant de rappeler que l’émotion ne doit pas être juge dans le prétoire. Sans doute parce que la télévision sacrifie la réflexion, l’éthique et l’esthétique à l’audience.

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