Ô temps, suspends tes vols !

L’affaire du nuage de cendres l’a montré : l’avion occupe une place considérable dans notre idée du déplacement. Il y a pourtant mille manières de voyager autrement, loin de chez soi ou non, physiquement ou dans sa tête. Ce dossier vous embarque au pas de promeneur sur la Loire ou le Mékong, au creux des rêves ou au café…

Ingrid Merckx  • 22 juillet 2010
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Ô temps, suspends tes vols !

Eyjafjallajökull. C’est le nom, décidément imprononçable mais désormais célèbre, de ce volcan islandais qui a paralysé une partie des transports aériens européens mi-avril. Une semaine sans avion. Au quatrième jour du nuage de cendres qu’il crachait dans les airs, 7 millions de voyageurs étaient en rade, dont environ 150 000 Français, du fait de l’annulation de 63 000 vols. Du jamais vu en Europe. Fin avril, la Commission européenne a estimé les pertes pour le secteur aérien et les voyagistes entre 1,5 et 2,5 milliards d’euros.

Une galère pour les gens coincés loin de chez eux, les travailleurs en déplacement, les patients en attente de greffe, les compagnies aériennes, les crispés de la croissance… Mais une aubaine pour ceux qui résident à proximité d’un aéroport et certains écolos pas fâchés de voir cette catastrophe naturelle imposer, sans faire couler de sang, son implacable leçon. Quelqu’un a-t-il évalué un gain quelconque dans cette histoire, pour les autres modes de transport, par exemple, ou les déplacements économisés ? Eyjafjallajökull, ou la résurgence d’un dieu antique venu moucher l’industrie moderne. Un volcan tousse et les terriens de 2010 sont expédiés dans un monde sans appareils volants. Changement d’espace-temps.

Il n’empêche, sauf cas extrêmes, les gens se sont débrouillés autrement. Le 20 avril sur Libération.fr, la journaliste Laure Nouhalat racontait comment les invités du Salon du livre de Tanger avaient rallié le Maroc en vedettes express en trente-cinq minutes chrono : « Ensuite, des armadas de bus ont pris le relais à Al Geziras ou Tarifa. Tanger-Paris ? Il faut compter trente heures de trajet, 2 200 km et une poignée de minutes de sommeil. Quant aux bateaux qui relient Sète à Tanger deux fois par semaine, ils ont été pris d’assaut alors qu’ils sont d’ordinaire boudés par les touristes français, les babtou. “C’est une occasion unique de réfléchir à nos modes de déplacement ”, [a précisé l’auteur de polars Pascal Dessaint]. » La crise + le prix et l’empreinte écologique des carburants + le nuage de cendres (+ les accidents et les phobies) = pourquoi ne pas se passer de l’avion ?

Et pourquoi ne pas y voir, au lieu d’un retour en arrière, un bond en avant dans l’après-Kyoto ? Le protocole éponyme ne fait d’ailleurs pas encore mention de l’aérien. Pourtant, cette industrie « est à l’origine de 3 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) dans le monde, 5,7 % en Europe. Le dernier pourcentage pourrait monter à 25 % en 2050 », assènent Claude Origet du Cluzeau et Patrick Viceriat dans le Tourisme des années 2020 [^2]. D’après eux, les émissions de CO2 ont augmenté de 12 % de 1990 à 2007, celles dues à l’avion de 87 %. Or, il n’est pas toujours indispensable : « 25 000 avions sillonnent chaque jour le ciel européen. Leur nombre devrait être multiplié par deux en 2015 ; deux vols sur trois au départ de Paris correspondent à des distances égales ou inférieures à 4 heures en TGV. L’interdiction des vols de moins de 500 ou de moins de 1 000 km et donc leur report sur la route, le rail ou la téléconférence pourraient être envisagés. » Il serait même possible, à trafic constant, de réduire de 30 % les GES en optimisant les voies aériennes. Et pourquoi attendre pour généraliser les avions moins coûteux que la voiture en énergie par passager, volant au gaz naturel ou à l’énergie solaire, comme celui testé le 7 juillet ?

« En cette année 2020, avec le réchauffement climatique […] les différences de température et les avantages climatiques du Sud ne sont plus déterminants. […] Depuis la réduction drastique des vols court et moyen courriers, les annonces répétées du déclin des réserves de pétrole, et les incitations à limiter les déplacements en voiture avec la mise en place de la Carte Carbone, la famille ne se déplace plus qu’avec des RenaultH2, qui fonctionnent uniquement à l’hydrogène, ou en TGV… », anticipent les deux chercheurs dans un récit-fiction où ils envoient une famille passer ses vacances low energy et high-tech sur le littoral Nord dans un nouveau « Resort écologique ». La pollution aérienne n’est pas seule en cause dans ce virage : la crise contraint les budgets, la lutte contre le terrorisme et l’immigration illégale restreint la liberté de circuler, les attentats, les épidémies (Sras, grippe aviaire) et les catastrophes (tsunami, cyclone) freinent les envies de saut de puce estival à l’extrême bout du globe. Sauf à prendre le temps de : retrouver la poésie du trajet, se laisser aller à l’ivresse de regarder les kilomètres défiler, le paysage changer. Une certaine qualité dans la virée résidant dans un bon équilibre entre la distance et la durée.

Du luxe, car qui voyage a des papiers, du temps, de l’argent. Les congés payés et le tourisme sont des concepts occidentaux, mais le voyage ? Nomadisme, exil, migrations, pèlerinage, errances, travail sont-ils voyage ou déplacement ? Le XXIe siècle, ère de la mobilité, réussit l’exploit de combiner le mode de transport le plus rapide, Internet, avec le voyage le plus statique : « Le corps est arrêté mais l’œil et le mental sont mobiles [^3]. » Comme lorsqu’on plonge dans un livre, un film, un rêve… Le voyage appelle l’ailleurs mais pas forcément le lointain. Ce peut être aussi la porte à côté. Et ce peut être là, à l’intérieur.

[^2]: Dans le Tourisme des années 2020, La Documentation française, 210 p., 25 euros.

[^3]: Éloge de la mobilité, Jean Viard, Ugo Rollin, L’Aube, 2008, 205 p.

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
Temps de lecture : 5 minutes
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