Pas de voyage sans destination

Denis Sieffert  • 22 juillet 2010 abonné·es

Politis : Combien de temps êtes-vous en mer chaque année ?

Isabelle Autissier : Je fais en sorte d’être au moins trois mois en mer.

Vous ne faites plus de compétition…

Non, j’emmène des gens. J’essaie de faire partager quelque chose. Avec des objectifs précis. Cette année, je vais faire un film.

On associe volontiers la mer à l’idée de misanthropie. C’est l’héritage de la légende Moitessier [^2]. Partez-vous en mer par lassitude de la société ?

Non. Je ne suis pas du tout lasse de la société et des êtres humains, qui m’ont toujours passionnée. Mais je trouve que c’est indispensable d’être seule de temps en temps, précisément pour être bien en société. Chacun devrait pouvoir profiter de moments de solitude, que ce soit en mer ou dans un jardin. Cela permet de mieux apprécier les gens. Je crois que les marins solitaires, c’est en grande partie fini. Il n’y a pas plus présent dans la société, aujourd’hui, que les coureurs au large, avec les moyens de communication dont ils disposent. Globalement les marins d’aujourd’hui partent pour aller découvrir les autres et d’autres fonctionnements sociaux. Pas pour rester dans leur bateau ou pour habiter une île déserte.
Le voyage en mer semble avoir cette particularité qu’il est plus important en lui-même que pour sa destination. Est-ce vrai pour vous ?
Pour moi, les deux sont importants. On n’est pas en mer pour être en mer. À l’idée de voyage est forcément associée l’idée de destination.

La course au large a beaucoup évolué au cours des trente dernières années – balise de repérage, assistance technologique… Que pensez-vous de cette évolution ?

La course a suivi l’évolution de la société. Elle n’échappe pas à la professionnalisation, avec une entrée, encore modérée, de l’argent. Tant mieux si certains peuvent en vivre. La notion d’aventure est moins forte. Il y a moins d’inconnu. Mais je ne porte pas de jugement de valeur sur cette évolution.

Est-ce qu’après tant de voyages il y a un lieu qui vous fascine particulièrement ?

J’aime les pays froids. Je citerai une île située à l’extrême sud de l’Atlantique, par 55 degrés, qui s’appelle la Georgie du Sud [^3]. C’est une île-montagne, avec un mélange de vie animale très riche, avec des phoques et des manchots, et des traces de vie humaine qui datent des stations balnéaires du début du XXe siècle.

Vous y accostez ?

Partout où je vais, j’accoste quand les conditions le permettent.
Existe-t-il un livre associé au voyage en mer que vous relisez régulièrement ?
Oui, Histoire des mers australes de Jean-René Vanney [^4]. On y trouve des histoires humaines extraordinaires, et ça se lit comme un roman.
Vous semblez très attachée à la notion de transmission…
C’est une évolution générale. Il faut voir le nombre de livres et de blogs qui relatent des expériences de voyage. Aujourd’hui, le monde maritime parle beaucoup. Moi, je ne suis pas trop dans la « com », je n’ai pas de blog. Mais j’ai toujours aimé transmettre, peut-être parce que j’ai été prof.

[^2]: « Vagabond des mers » comme il se définissait, Bernard Moitessier (1925-1994) renonça, en 1968, à franchir la ligne d’arrivée de la course autour du monde en solitaire et sans escales qu’il était sur le point de remporter, pour continuer son périple jusque sur une île du Pacifique, d’où il ne reviendra plus.

[^3]: Cette île-montagne qui appartient au Royaume-Uni culmine à 2 935 mètres.

[^4]: Fayard, 1986.

Publié dans le dossier
Voyager sans avion
Temps de lecture : 3 minutes