Un bateau nommé mémoire

Sur un coup de tête, après dix ans d’absence, une jeune femme embarque dans un navire en partance pour l’Algérie. Là, lui reviennent les rituels « retours au bled » de son enfance. Récit.

Hayet Kechit  • 22 juillet 2010 abonné·es

Longtemps, mon expérience du voyage s’est limitée au rituel retour estival au bled, à ses fastidieux préparatifs et à ses malles encombrantes. Le mois précédant le départ, une effervescence inaccoutumée régnait chez nous, et je ne rêvais que de voyages improvisés, sac sur le dos. Le bac en poche, j’affrontai la petite crise suscitée par mon refus d’être désormais de la partie, sans échapper aux remontrances maternelles adressées à cette fille bizarre, étrangère à son pays, incapable de vibrer à la pensée du village de Kabylie.
Une dizaine d’années plus tard, depuis longtemps affranchie des chaînes du retour obligé, me voilà à la terrasse d’un café du Vieux-Port de Marseille, avec mon ami Elias. Il attendait d’embarquer dans le prochain bateau pour Alger, avec l’espoir de séduire, pendant la traversée, la femme qu’il convoitait, quand je lui lançai : « Et si je le faisais, ce voyage ? » Je ne savais d’où venait cette idée mais, alors que je n’avais sur moi pas même une brosse à dent, elle me poussa à accomplir cet acte un peu fou.

Le bateau levait l’ancre deux heures plus tard. Un détour par l’agence de voyage, pour réserver une cabine, et nous arrivions, quelques rues plus loin, dans le port autonome de Marseille et la salle d’embarquement. Là, attendaient les passagers des bateaux pour Tunis, Annaba et Alger. Je savais que la traversée n’aurait rien d’une croisière et que le plus dur restait encore la phase précédant l’arrivée sur le bateau. Nous entrions dans le cœur d’un volcan : une salle bondée de voyageurs entourés d’une muraille de bagages, des files d’attente aux multiples ramifications, une rumeur continue dans une chaleur liquéfiante. Elias croyait apercevoir l’objet de son désir dans toutes les silhouettes féminines, au milieu de la foule, mais ne cessait de trébucher sur des voyageurs allongés sur le sol, somnolant la tête contre leur valise.

Il y avait quelque chose de fascinant dans cette atmosphère fébrile, dans ce moment de transition qui signait le passage d’un monde à l’autre. L’excitation et la joie qui animaient encore les regards malgré la fatigue naissaient de la perspective transcendante de retrouver bientôt le pays. Elias s’était éloigné un instant, m’abandonnant sa valise, sur laquelle je me suis assise, dos au mur, en proie aux souvenirs qui revenaient pêle-mêle : l’image du père en sueur, réajustant le cordon de fortune qui devait empêcher la valise d’imploser, le visage radieux de la mère, qui, pour l’occasion avait embelli son regard d’un trait de khôl, nos vêtements neufs à l’élégance décalée. Elias revenait, m’annonçant que l’embarquement pour Alger avait commencé.

Plus tard, sur le pont du bateau, l’air était vivifiant. Nous assistions, dans la lumière du jour déclinant, au spectacle de Marseille qui s’éloignait. J’avais perdu Elias dans la tourmente de l’embarquement mais avais fait la rencontre de mes compagnons de cabine, deux vieux Algérois qui ne se connaissaient pas mais partageaient en français, l’accent délicieusement chantant, leurs souvenirs de la maison au village. C’est sur cette musique nostalgique que je m’apprêtais à renouer les fils cassés de mon histoire, tandis que le bateau avançait en Méditerranée. Dans vingt-quatre heures, la baie d’Alger se dessinerait à l’horizon et, dans la confusion des sentiments qui m’étreignait, il y avait quelque chose comme la joie de la réconciliation.

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Voyager sans avion
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