L’action sociale à l’épreuve du marché

En pleine crise des collectivités et dans le flou juridique des directives européennes de libéralisation, les services sociaux sont menacés. L’Hérault est particulièrement touché. Reportage.

Clémentine Cirillo-Allahsa  • 26 août 2010 abonné·es

De l’évaluation sociale à la simple instruction de dossiers budgétaires, Emmanuel Samson n’accepte pas la dénaturation de sa mission, au centre d’action sociale du quartier La Paillade, à Montpellier, et s’inquiète : « À terme, on conventionnera avec le privé. » Travailleur social (CGT) pour le conseil général de l’Hérault, il dénonce « une situation insidieuse, sans vraie rupture, qui a mené à des choix guidés par l’argent ». Entre la législation européenne permettant la mise en concurrence des services et l’asphyxie des collectivités, en plein bras de fer avec l’État, les services sociaux sont plus que jamais vulnérables.

Soumises à des pressions accrues, les collectivités sont tentées par la compétitivité du privé. Les partenaires traditionnels du département pour l’action sociale ont ainsi vu déferler sur certains boulevards périphériques une cohorte de nouvelles vitrines spécialisées, dont « certaines n’ont plus de l’association que le nom », relève Emmanuel Samson. Avec des conditions d’emploi et de service au rabais, ces prestataires collent mieux aux fixations d’objectifs mais « ne répondent plus aux besoins réels, poursuit-il, et les conseils généraux, chefs de file de l’action sociale, en viennent à payer des services qui ne sont pas rendus ». Un constat amer pour Jacqueline, 77 ans, bénéficiaire d’une assistance ménagère pour son maintien à domicile, rencontrée à l’agence départementale de solidarité rue Jules-Ferry, dans le centre-ville de Montpellier : «  Ce n’est pas le même nombre d’heures, ni la même prestation. »

« La question budgétaire entérine la mise en concurrence », alerte le travailleur social. Le transfert des compétences en matière de solidarité nationale, sous-financé, s’ajoute au désinvestissement des territoires par l’État, d’où un déséquilibre des budgets territoriaux. « Il y a une désertification sociale que seules compensent collectivités et associations » , constate Anne-Marie Meynard, assistante sociale à la caisse d’allocations familiales (CAF) des Bouches-du-Rhône et syndicaliste de la CGT des organismes sociaux. Dans le cas de l’Hérault, département vieillissant, avec un taux de précarité important, plus des deux tiers des dépenses vont au social. Sur les 525 millions d’euros de budget, 312 millions sont destinés au versement des prestations nationales (revenu de solidarité active, allocation personnalisée d’autonomie, prestation de compensation du handicap), auxquelles s’ajoutent une infinité de fonds spécifiques non obligatoires pour les plus démunis, « en constante augmentation alors même que l’autonomie fiscale s’évapore » , commente Michel Gaudy, conseiller général socialiste de l’Hérault et rapporteur général du budget. « Car là où la CAF n’intervient pas ou plus, on vous dit de vous adresser aux assistantes sociales du département », déclare Martine, une Montpelliéraine, mère célibataire en difficulté.
Or, à l’heure du « pacte de stabilité » proposé par Jean-François Copé, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, pour mettre fin aux « folles dépenses engagées [par les collectivités] de manière irresponsable », « la volonté de confier ces services au privé est plus claire que jamais , s’insurge Anne-Marie Meynard. L’État a repris à son compte les revendications du Medef ». Les dépenses d’intervention sont dans le collimateur, et le scénario élyséen vise à les « limiter en abandonnant les prestations universelles », commente Jean-Louis Destans, président socialiste du conseil général de l’Eure et de la commission Europe de l’Association des départements de France. Ainsi, l’allocation de dépendance vieillesse, prochain chantier après celui des retraites, pourrait être remplacée par une assurance obligatoire contre la perte d’autonomie, souscrite auprès d’assureurs privés. Bénéficiant d’une manne publique locale importante, le logement social, l’aide à la personne, les crèches ont déjà en partie intégré un marché qui, dans l’Hérault, représente plus de 30 000 emplois.

Pour François Liberti, conseiller général communiste de l’Hérault, le but est de « contraindre les collectivités à ne plus pouvoir choisir sur des critères autres que financiers leurs opérateurs ». Allant au-delà des exigences définies par Bruxelles sans saisir son droit de sauvegarde, le gouvernement a modifié en janvier, par une circulaire nationale controversée, la législation sur les subventions. Il y a intégré le jargon administratif européen issu de la transposition française de la directive sur les services, confortant l’idée que l’ensemble des services est une valeur marchande.

En l’absence de droit positif, précise Jean-Louis Destans, « la Cour de justice européenne juge en fonction des règles de concurrence » . En Auvergne, le préfet a ainsi pu ordonner la mise en concurrence en bloquant le plan formation de la Région. Aussi, depuis quelques mois, les assemblées départementales délibèrent pour exclure les services sociaux de la directive. Mais, sans aucun poids juridique, ces délibérations sont susceptibles d’être attaquées au tribunal administratif. Devant cet état de fait, et loin des bruits d’hémicycle, la directive met progressivement en place le marché unique des services.

« La véritable question, conclut Emmanuel Samson, c’est de savoir si, une fois sur le terrain, on sacrifiera les budgets sociaux  […] à la politique d’affichage traditionnelle. » « Il n’y a pas de vision politicienne dans cette affaire ! » , se défend Jean-Louis Destans. Mais, pour le travailleur social, « chaque département a ses prérogatives en matière de politique sociale. S’il se pose en victime, il n’en est pas moins responsable de ses choix budgétaires ». Services publics sociaux ou services privés, le choix est déjà fait.

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