« On cherche à dégager une élite »

La réforme de la masterisation, la généralisation du livret de compétence et la réforme du lycée posent à nouveau la question des savoirs,
de leur transmission, et de la nécessité d’une culture commune.

Ingrid Merckx  • 26 août 2010 abonné·es

«Difficile de séparer la question des programmes de celle des conditions d’enseignement » , affirme Roland Hubert, cosecrétaire général du Snes-FSU. Depuis 2002 et les vagues de suppression de postes, les conditions de travail dans l’enseignement se sont dégradées, avec une nette augmentation des effectifs par classe, y compris en zones d’éducation prioritaire (ZEP). Situation que la réforme de la masterisation va encore aggraver. En septembre, arrivent dans les classes les derniers lauréats du concours de professeur des écoles (PE). Première génération depuis la réforme initiée par Xavier Darcos et suivie par Luc Chatel, ceux-ci ont pour tout bagage leur formation universitaire disciplinaire mais aucune formation professionnelle. Alors que leurs prédécesseurs en suivaient une pendant un an en IUFM, ce qui était déjà considéré comme trop peu. Ils devraient bénéficier de stages pendant leur première année, dispositif non encore arrêté et, surtout, variable d’une académie à l’autre. Pendant leurs absences, des étudiants en master, non formés, pourraient les remplacer. « Nous ne sommes pas contre le principe de la masterisation en ce qu’elle permet d’élever le niveau de formation des enseignants, mais cette réforme a surtout été pensée pour économiser des postes et du temps de formation initiale, estime Sébastien Sihr, nouveau secrétaire général du Snuipp. Elle revient à “balancer” de jeunes profs sans expérience et sans outils dans les classes. Il ne s’agit pas de dire qu’ils ne sont pas capables, ni de prédire des catastrophes pour les élèves, mais de mesurer le message délivré par le ministère : prof est un métier qui ne s’apprend pas, ou alors, sur le tas. »

Devant la levée de boucliers, le ministre Luc Chatel a prévu une compensation : les nouveaux enseignants seront suivis par un tuteur jusqu’à la Toussaint. Mais cela ne vaut que pour 2010. « Le ministère a mal programmé ses départs à la retraite. Il cherche à masquer sa mauvaise gestion des effectifs » , relève Sébastien Sihr. Plus que 3 000 places au concours externe de PE en 2011, contre 7 000 en 2010. Et 10 000 à 12 000 enseignants partiront à la retraite en septembre 2011. Ce qui signifie que trois départs sur quatre ne seront pas remplacés. Combien faudra-t-il compter d’élèves par classe à la rentrée 2011 ? « On va dans le mur, tempête Jean-Jacques Hazan, président de la FCPE, et pas seulement pour cette rentrée : les nouveaux PE vont faire cours pendant les quarante prochaines années ! » La FCPE a décidé d’attaquer au Conseil d’État. Avec SUD-Éducation et Sauvons l’Université, elle a déposé le 2 juin six requêtes assorties de demandes de référé-suspension auprès de la plus haute juridiction administrative. Elle en appelle aux sénateurs et aux députés pour une initiative parlementaire. Ce que cette réforme met en jeu, c’est la question des savoirs, de la transmission des savoirs et des inégalités devant les savoirs.

Cette nouveauté s’ajoute à la mise en place au collège de l’application nationale du « livret personnel de compétence ». Utilisé dans les écoles primaires depuis 2008 et généralisé aux collèges en 2009, ce dispositif est censé permettre de suivre et de valider l’acquisition par les élèves du fameux socle commun. Or, non seulement son fonctionnement et les critères d’évaluation sont contestés, mais le principe de socle commun instauré par la loi de 2005 fait toujours débat. Il est fondé sur sept « piliers » de compétences transdisciplinaires évaluées selon un système binaire (oui/non) qui se superpose au système de notation habituel. Enseignants et parents peinent à s’y retrouver. « Il s’est mis en place avec plus ou moins de bonheur, explique Roland Hubert, ce qu’a d’ailleurs pointé le rapport du député UMP Jacques Grosperrin publié le 7 avril (( *Rapport d’information (n° 2446) déposé à l’Assemblée le 7 avril et proposition de loi relative à la définition du socle commun du 24 juin 2010 (n° 2657). ). Le livret évalue des compétences, mais toutes les compétences sont-elles des savoirs ? » « L’élève n’est plus qu’un travailleur en formation… »,* résumait le Snes en novembre 2009. « Le socle commun est perçu comme un minimum, une valeur plancher pour des élèves dont on semble admettre qu’ils n’iront pas au-delà, explique Stéphane Bonnery, sociologue et enseignant à Paris-VIII, au sein de l’équipe Essi-Escol. Il s’oppose au partage d’une culture commune. En outre, tout n’est pas fait pour que tous les élèves puissent le maîtriser. » Il induit donc de la concurrence. « Le socle est d’abord défini par un périmètre limitatif, excluant un certain nombre de disciplines », considère le Snes. Il « s’appuie sur une conception linéaire et cumulative du savoir ». Enfin, il peut « se révéler très vite un outil de tri ». « On ne cherche pas l’égalité devant les savoirs, on cherche à dégager une élite » , résume Roland Hubert.

C’est ce qui fonde, selon lui, la réforme du lycée, dans la droite ligne du « plan » impulsé par l’OCDE depuis la fin des années 1980 et implanté en France par les objectifs de Lisbonne (2000) : amener 50 % d’une classe d’âge au niveau bac + 3. 2010 est l’année de « la nouvelle seconde ». Les programmes de « la nouvelle première » (rentrée 2011), viennent d’être publiés. Le lycée n’a plus le bac en ligne de mire mais la licence, ce qui reconfigure tout le système. « Les 50 % de bac + 3 constitueront une main-d’œuvre directement exploitable. Dans les autres 50 %, une partie continuera au-delà, et une autre sera triée dès le lycée, parfois même dès le collège, avec des objectifs inférieurs », explique Stéphane Bonnery, pour qui toutes les dernières réformes dans l’Éducation convergent. « Ce qui se joue, ce n’est pas seulement la mise en place d’une école libérale ou un retour à l’école d’antan, c’est la fabrique d’un autre salariat, une force de travail programmée pour plafonner à un bac + 3 répondant aux exigences du patronat. »

La massification a réussi mais pas la démocratisation. L’échec n’est pas seulement imputable au gouvernement Sarkozy : l’individualisation des savoirs est également défendue à gauche. « Le piège étant de faire croire qu’on propose un système adapté aux besoins de chaque élève quand la motivation principale est de faire en sorte que la dépense en éducation soit la plus rentable » , analyse le sociologue. « On a loupé quelque chose dans les années 1990, regrette Sébastien Sihr. La dynamique de moyens ne s’est pas accompagnée d’une volonté de transformation du vieux système, et les transformations actuelles vont dans le sens inverse de ce qu’il faudrait faire pour réduire l’échec scolaire. »

2010, année charnière ? Le Snuipp place les inégalités en tête de ses préoccupations. « Le contenu des savoirs évolue et se complexifie, observe Stéphane Bonnery. C’est une nécessité mais qui entraîne des questionnements : que faut-il maîtriser aujourd’hui pour appréhender la société de demain ? Et comment faire pour que ces savoirs plus complexes soient enseignés à tout le monde ? » Selon lui, « l’arnaque de l’égalité des chances » a tué la démocratisation : «  On allonge la scolarité pour tous mais en maintenant les mêmes exigences et sans considérer ceux qui lâchent. » Surtout : l’école continue à fonctionner avec comme modèle implicite celui de l’enfant qui sait qu’il y va pour apprendre et dont les parents vont reprendre les leçons après l’école. « Le gros des troupes ne correspond pas à ce modèle. Les profs sont écartelés. »

Pour les « décrocheurs » , on multiplie les classes relais ou autres « sas de récupération » , mais sans changer les dispositifs qui les laissent sur le carreau. L’éducation prioritaire est paralysée par la ghettoïsation et l’assouplissement de la carte scolaire, l’aide personnalisée relève du bricolage et les mouvements pédagogiques (Groupe français d’éducation nouvelle et Cahiers pédagogiques) viennent de voir leurs subventions réduites de moitié. Il y aurait plusieurs chantiers à ouvrir : « Changer de modèle de référence en considérant que l’élève normal, c’est celui qui n’a que l’école pour apprendre. Redéfinir la culture commune. Combattre les inégalités en renouant avec une scolarité unique. Et maintenir des diplômes communs », propose Stéphane Bonnery. Le ministère n’en prend pas la direction.

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