Philippe Avron, enfant de Vilar et Montaigne

Gilles Costaz  • 26 août 2010
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Philippe Avron, enfant de Vilar et Montaigne
© PHOTO : VERDY/AFP

C’est le syndrome de Molière : Philippe Avron aura joué jusqu’au bout, aux limites de la mort en scène. Au festival d’Avignon, il interprétait en plein air son ultime pièce, Montaigne, Shakespeare, mon père et moi, au théâtre des Halles, chez Alain Timar, qui l’avait mis en scène. Il joua une dizaine de fois, puis dut interrompre. Rentré à Paris, il s’est éteint le 31 juillet. Sur scène, il luttait donc contre la maladie et la mort en suscitant des gerbes de rires. La mémoire et l’équilibre venaient à lui manquer ; en souriant, il allait chercher ses forces au plus profond de lui-même, retrouvait son fil conducteur et continuait à grandes enjambées son spectacle de jeune homme. Cet artiste était le rire, la fantaisie, la cocasserie, à l’intersection où l’ironie fait exploser l’esprit de pédanterie et où le souci des choses graves ne prend jamais un air de gravité. C’est ainsi
qu’on ne vous prend jamais au sérieux
et qu’on ne vous situe jamais parmi les premiers de la classe !
Avron fit cependant une mémorable carrière, celle du gamin farceur qui n’est pas un cancre mais ne peut s’empêcher de semer des blagues et des gags là où règnent l’ambition et la solennité.
Le comédien Philippe Avron fut ce diablotin inspiré tout au long de trois vies. La première était celle de l’acteur pur qui se mettait au service des textes
et des scénarios qu’on lui proposait. La seconde, celle d’artiste de cabaret, au temps de son duo avec Claude Evrard.

La troisième, celle d’auteur-acteur
où il interprétait en solo ses propres textes. Trois belles vies !
L’acteur pur s’était formé chez Jacques Lecoq, où l’on travaillait avec toutes les ressources du corps, dans la facétie et la précision des baladins forains. Lui qui avait recours à la vidéo pour travailler ses spectacles fut un peu demandé au cinéma, par Albert Lamorisse, René Clair et Michel Deville. Mais c’est au TNP, au festival d’Avignon de Jean Vilar, qu’il fit ses débuts : de petits rôles dans de grands classiques. Plus tard, à Avignon, il tiendra les premiers rôles : Benno Besson lui demandera d’être une année Don Juan et une autre année Sganarelle dans la pièce de Molière ! Et, plus tard, d’être Hamlet. Entre-temps il aura été bouleversant dans l’Idiot de Dostoïevski mis en scène dans le circuit privé par André Barsacq. Dans chacun de ses personnages il intègre un peu de sa propre nature, faite de rêverie lunaire et de changements de rythme
qui peuvent le faire passer de la douceur rieuse à la charge furieuse. Ce grand interprète, qui rendra sans cesse hommage à Vilar, aura été beaucoup employé au théâtre, jusqu’à ce qu’il décide de ne plus jouer que ses écrits,
et fort peu à l’écran.

L’acteur de cabaret est né de la complicité avec son camarade au cours Lecoq, Claude Evrard. Physiquement, tout les oppose : Evrard est rond, fort et brun ; lui, Avron, est mince, long et blond. Mentalement, tout les rassemble. Ils aiment se moquer du monde ! De tous ceux qui paradent, plastronnent, pérorent ! Evrard jouera les vaniteux, Avron la mouche du coche. En ces années 1960, c’est la mode des grands duos comiques : Poiret et Serrault, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Darras et Noiret… Avron-Evrard compose un duo qui n’est en rien inférieur à ceux qui ont acquis plus de notoriété qu’eux.

Ils raillent les conférenciers, les acteurs pompeux, les coureurs cyclistes,
les policiers… Ces sketches ont été parfois filmés. Récemment, Jean-Gabriel Carasso en a fait un DVD, aux éditions Pulsar 3, qui est un éclat de rire nimbé d’émotion
– les deux compères commentant
dans une seconde partie les numéros qu’ils faisaient autrefois, jouant autant dans les circuits populaires
que dans les salles de spectacle.

Le troisième Avron, qui couvait sous le coauteur des sketches, l’écrivain-acteur œuvrant en solitaire, naît en 1980 – il a 52 ans, mais a l’air d’un gavroche et sera ainsi jusqu’à son dernier jour – avec le spectacle Pierrot d’Asnières : il évoque la banlieue et son insolence vis-à-vis de Paris, relate certains épisodes concernant des gens de théâtre avec qui il a collaboré. Avec ses spectacles suivants, Avron Big Bang, Don Juan 2000, la Nuit de l’an 2000, Ma Cour d’honneur, Je suis un saumon, le Fantôme de Shakespeare, Rire fragile, Mon ami Roger, l’inspiration
va s’élargir : le propos est fait de sauts permanents, qui vont de la science à la philo, de la vie quotidienne aux auteurs préférés. Il raille gentiment Peter Brook ou Robert Hossein, avant de les oublier pour maintenir la permanence de spectres essentiels : Shakespeare, Montaigne.
Du théâtre en tant qu’école de l’art et de la vie il passe aux grands mystères de l’existence. Comment le monde s’est-il formé ? Pourquoi le saumon nage-t-il avec une forme de génie ? Comment l’auteur des Essais menait-il sa barque en des circonstances peu éloignées de ce que nous affrontons ? Les réflexions en liaison avec les grandes interrogations contemporaines, les citations de certains maîtres, le décryptage d’épisodes vécus et imaginaires, tout sécrète des leçons de vie jamais doctorales, toujours interrompues par des coups de pied de l’âne, des peaux de banane de potache pour qui l’existence est une partie de plaisir – à condition d’y disputer tous les plaisirs, innocents
et complexes, sensitifs et cérébraux.
Il aimait citer une formule de Montaigne retouchée par Shakespeare : « Comme
un cheval lâché, à sauts et gambades. »
C’est ce qu’il fut sa vie durant.

Digression
Temps de lecture : 5 minutes
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