Fuck la rentrée littéraire !

François Cusset  • 30 septembre 2010 abonné·es

Comme l’indique ce titre subtil, injonction de saison en forme de vers à sept pieds, il s’agirait ici d’une réaction épidermique au phénomène inimitable nommé « rentrée littéraire » – et l’épiderme, ici, est d’autant plus concerné que je remplacerais volontiers les dix dernières rentrées littéraires (6 000 titres à vue de nez) par la lecture en prime time du magistral la Peau de Curzio Malaparte, pour oublier le Paris de 2010 en allant errer à Naples fin 1943. Reste le phénomène, donc, avec son substantif scolaire et son épithète galvaudée : on en fera, à toute vitesse, le prodrome de dix tendances lourdes de notre moment historique, le signe de dix vérités sur notre présent affolé, plus hélas que sur feu la littérature.

1- La rentrée littéraire, comme le classement des hôpitaux ou la vie sexuelle des Français, est d’abord un marronnier médiatique, les 20 romans dont on parle ces temps-ci (sur 700) prouvant s’il en était besoin que n’existe plus désormais que ce dont débattent d’un clin d’œil complice les médias dominants.

2- L’individualisation sans limite et l’importance des enjeux fait de la carrière littéraire un terrain qui paraît parfois plus concurrentiel que la finance et les grandes écoles réunies, le rôle de jurés des critiques en vue évoquant l’ambiance de l’émission « Nouvelle Star », tandis que le déferlement de statistiques fait penser à l’édition annuelle des 500 premières entreprises du monde par le mensuel Fortune.

3- Si l’injonction majeure de notre temps est bien que tout circule, au sens de la cybernétique aussi bien que de la maréchaussée, et de préférence au plus vite, puisque la logique du profit est d’abord une affaire d’accélération, alors rien ne l’illustre mieux que ces livres surpromus, ces auteurs à succès monopolisant les rares plateaux d’émissions littéraires, et ces taux de rotation rapide en librairie rappelant plutôt le yaourt frais que la divine poussière des bibliothèques.

4- Dans la course aux ego et aux stratégies d’image, il faut provoquer pour surnager, choquer pour faire parler de soi, si bien que le héros le plus cynique, le macchabée le plus décomposé ou l’adolescence passée à faire le trottoir sont de meilleures recettes littéraires que… l’écriture.

5- Dans cette même logique, la bien-pensance et l’indignation sont également de bonnes recettes, qui font de la dénonciation tellement originale, sous prétexte de fiction, du cynisme d’entreprise ou de l’exploitation sexuelle des filons littéraires tout aussi valables.

6- Sans tomber dans l’excès dialectique, il est évident que les deux dernières logiques sont réversibles et interchangeables, ne serait-ce que parce qu’elles ont en commun de faire
de la littérature avant tout une question de pose.

7- La généralisation de l’autofiction, qui fait souvent ressembler un roman à clés à un article de magazine féminin, est un syndrome non seulement du narcissisme psychologisant qui surdétermine l’époque, mais aussi, plus directement, du sarkozysme ambiant, ce dernier entendu moins comme option idéologique que comme rapport à soi, aux pires ressorts de la psyché citoyenne et à l’attitude en tant qu’alpha et oméga de la vie sociale.

8- Plus il y a de livres, plus il y aura de livres, reliés ou électroniques : la tentation est grande, quand on n’a pas la chance de François-Marie Banier (lequel écrivait, d’ailleurs, avant de rencontrer son amie philanthrope), de s’essayer un jour au succès littéraire, au jackpot parnassien, à la catharsis par la plume, à la conjuration du sort par la résurrection en librairie, autant de signes que le bovarysme, cette névrose de midinette XIXe siècle génialement analysée par Flaubert, est aujourd’hui moins le propre des lecteurs que des auteurs eux-mêmes.

9- Et ce d’autant plus si l’on sait fustiger le nombrilisme et le parisianisme au profit d’une littérature virile, de voyage et d’aventure, de son siècle ou d’un autre : rien de plus parisien, dorénavant, que de vomir l’autofiction et le narcissisme pour louer les grands espaces et la guerre régénérante, avec des résultats souvent plus consternants encore.

10- Si Pierre Bourdieu a pu étudier les conditions de l’autonomie symbolique (très relative) de l’activité littéraire du tournant du XXe siècle, lorsqu’elle était synonyme de haine du bourgeois et de surenchère formelle, il conclurait sans doute du tsunami éditorial de septembre que ladite autonomie est bel et bien révolue, ne serait-ce que pour les neuf raisons qui viennent d’être avancées.

Bien sûr, ce qui précède est injustifiable : ranger dans le même sac les nombreux médiocres et les rares bons, n’en nommer aucun pour mieux conserver au propos sa logique de groupe, ou son effet de masse, faire des textes littéraires de simples symptômes, ou encore imputer à d’innocents auteurs une engeance qu’on doit bien davantage à leurs commentateurs et à leurs zélés promoteurs. Mais la digression ne vaut le détour que si elle est l’occasion de se lâcher un peu, quitte à forcer le trait et à lui adjoindre un zeste de mauvaise foi. Allez, je remets mon cache-nez, et me replonge dans Malaparte.

Digression
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