« Oncle Boonmee  » : accueillir l’étrange

D’une beauté hypnotisante, «Oncle Boonmee », palme d’or à Cannes, offre un regard universel sur
la mort et la présence au monde.

Christophe Kantcheff  • 2 septembre 2010
Partager :
« Oncle Boonmee  » : accueillir l’étrange
© PHOTO : DR

Finalement, il n’y a pas plus simple qu’ Oncle Boonmee, celui qui se souvient de ses vies antérieures, palme d’or au dernier Festival de Cannes, et cinquième long-métrage du cinéaste thaïlandais Apichatpong Weerasethakul. Simple, au sens où son accueil par chaque spectateur se fait dans l’évidence, à partir du moment où celui-ci se souvient que le cinéma ne se limite pas au sempiternel réalisme, mais qu’il compte dans son histoire des noms tels que Méliès, Lang, Cocteau ou… Tim Burton (qui était justement le président du jury à Cannes cette année). Des cinéastes qui restent émerveillés, fascinés par ce que le cinéma donne littéralement à voir sur un écran : des apparitions. C’est-à-dire ce qui dans son essence même s’apparente à de la magie.

Quelle infâme nourriture visuelle avons-nous absorbée pour que la perspective de fantômes, de visions étranges ou de personnages réincarnés en grands singes aux yeux rouges rende un film a priori suspect, trop lointain, incompréhensible ? Pour un spectateur occidental, la rencontre avec Oncle Boonmee… est affaire d’ouverture : ouverture aux potentialités et aux richesses du cinéma, ouverture à l’autre aussi, à l’étranger, à sa manière d’être présent au monde ou d’envisager la mort.

De ce point de vue, il n’est certainement pas anodin que le personnage principal, Boonmee, propriétaire d’une belle exploitation agricole aux confins de la jungle, échange avec Jen, sa belle-sœur, venue lui rendre visite alors qu’il est malade, quelques mots sur les travailleurs immigrés laotiens. Aux propos de Jen, empreints de crainte envers ces derniers, et donc dévalorisants, voire racistes, Boonmee répond par des louanges sur leur capacité de travail par rapport aux Thaïlandais. Des considérations qui ne sont pas purement celles d’un patron attentif à la productivité de ses ouvriers agricoles : le garçon le plus proche de lui pour le travail dans la ferme, et qui s’occupe même de sa dialyse, est un Laotien.

Toujours au chapitre de la réception d’ Oncle Boonmee …, dont on a beaucoup (trop) souligné l’aspect risqué – le mot élitisme étant sans surprise lâché par les contempteurs de la palme d’or, à qui on pourrait retourner le compliment en les qualifiant de poujadistes –, il faut ajouter combien le film s’offre, plutôt qu’il ne s’enferme en lui-même. Il y a d’abord cette beauté hypnotisante mais en rien ostentatoire, la beauté calme de la lumière entre chien et loup, qui baigne une très grande partie des plans. Cette lumière de transition entre le jour et la nuit – que le cinéaste a traitée techniquement en nuit américaine – n’a rien de gratuit. Elle est en phase avec ce que raconte le film : ce moment de (la fin de) l’existence de Boonmee, où il va accepter le passage de vie à trépas. Elle plonge aussi la ­jungle, les animaux et les êtres dans une fantasmagorie qui, dès les premières images, cloue le spectateur. Ce sont quelques plans d’un buffle au corps noir et luisant, bête puissante, mythique, qui s’échappe avant d’être repris, le temps d’une traversée libre dans les champs jusque dans les bois ; qui s’échappe, peut-être, le temps d’un film.

Oncle Boonmee… s’offre, aussi, parce qu’il ne cultive pas une spécificité culturelle, ne donne pas à voir comment l’approche de la mort est vécue en Thaïlande, plus particulièrement dans la région du Nord-Est, où le cinéaste a grandi et tourné. Dans sa radicale étrangeté, et tout en étant ancré dans une civilisation où le karma et le chamanisme ont une importance considérable, Oncle Boonmee … a une dimension universelle flagrante. Par exemple : quels que soient notre culture et l’horizon géographique dont nous sommes issus, nous vivons tous avec, en nous, le souvenir des proches défunts. Nous en gardons des représentations, et nous continuons, peu ou prou, à entretenir par la pensée un commerce avec eux. Et si cela nous était donné, nous aimerions les revoir, leur parler.

Le cinéma peut être ce pays des morts qui ne nous quittent pas tout à fait. Ne serait-ce que par les acteurs, saisis définitivement en pleine vie sur la pellicule, et qui ont pourtant disparu depuis longtemps. On songe aussi à la Chambre verte de François Truffaut, dont le personnage principal consacre à ses morts un sanctuaire où chacun a sa photographie, son regard encore présent, son histoire toujours vivace. Mais la relation que ce personnage entretient avec eux est absolue, dévorante. Au contraire, Boonmee se souvient de ses vies antérieures, c’est-à-dire se retrouve en présence d’êtres qu’il a aimés, avec la sérénité de celui qui reçoit un ultime témoignage d’amour, et un appel. Huay, sa femme réapparue, lui dira d’ailleurs que les fantômes ne sont pas liés à un lieu mais à une personne, en l’occurrence Boonmee. Lui mort, elle n’aura plus de raison de sortir à nouveau des limbes.

La plupart des séquences sont proprement extraordinaires. Celle où Huay et leur fils, sous l’aspect d’un grand singe, apparaissent est d’une très grande intensité de douceur et d’émotion. La scène est familière, quotidienne, elle réunit Boonmee, Jen et son neveu autour du repas du soir, sur la terrasse éclairée dans la nuit. Huay se dessine en surimpression, mais son corps n’atteint jamais la densité des vivants. Tandis que le fils, après un court moment de frayeur, est convié à la table, où il raconte son destin, sa réincarnation en singe aux yeux rouges, liée à son goût pour la photo et à un épisode à la Blow up.

Une autre séquence est peut-être plus onirique encore. Elle commence après un plan sur un personnage endormi dans un hamac. En apercevant le souvenir de son jeune et beau visage dans les eaux d’un étang, une princesse se morfond d’être maintenant vieille et défigurée. Mais un poisson-chat parlant, l’assurant de son indéfectible fidélité, lui rend hommage à sa manière : il lui fait l’amour. Il fallait une incroyable foi de cinéaste pour imaginer que cette scène réjouirait le cœur des spectateurs. Et c’est bien ce qui se produit.

Il ne faudrait pourtant pas croire qu’ Oncle Boonmee… a l’effet euphorisant des contes de fée. Sa couleur est mélancolique, sinon nostalgique. Il plonge dans la mémoire de ce qui a été, ne sera plus, et, pire encore, de ce qui pourrait être voué à l’oubli. L’effacement est le contraire même de l’apparition, sa négation. C’est pourquoi Jen écrira un texte sur Boonmee dans l’album dédié à la célébration de son souvenir, après sa mort, même si, dit-elle, elle ne le connaissait pas si bien que cela. C’est aussi pourquoi Apichatpong Weerasethakul fait du cinéma, pour pouvoir circuler librement sur l’échelle du temps et en réveiller les ombres, avec des fantômes, des dédoublements, des êtres réincarnés, des visions persistantes, et de la beauté renouvelée.

Culture
Temps de lecture : 6 minutes
Soutenez Politis, faites un don.

Chaque jour, Politis donne une voix à celles et ceux qui ne l’ont pas, pour favoriser des prises de conscience politiques et le débat d’idées, par ses enquêtes, reportages et analyses. Parce que chez Politis, on pense que l’émancipation de chacun·e et la vitalité de notre démocratie dépendent (aussi) d’une information libre et indépendante.

Faire Un Don