Qui se souvient de la mer ?

Farouk Mardam Bey  • 2 septembre 2010 abonné·es

Très peu de Damascènes de ma génération, nés vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, ont eu l’occasion de voir la mer dans leur enfance ou leur adolescence, et ceux qui l’ont vue ne se sont probablement pas aventurés jusqu’à y tremper les pieds. Même les privilégiés qui avaient l’habitude de passer leurs vacances d’été dans un village de la montagne libanaise évitaient Beyrouth autant que possible, prétextant sa chaleur moite, et quand il leur arrivait d’y aller, c’était pour faire du lèche-vitrines au centre-ville ou pour déguster la spécialité de tel café ou de tel restaurant, et presque jamais pour se prélasser sur une plage. Beyrouth fascinait les Arabes, et plus particulièrement les Damascènes, qui n’en sont qu’à cent kilomètres, par ses boutiques élégantes, ses établissements touristiques toujours bondés, ses universités réputées les meilleures du Proche-Orient, sa presse alors florissante et, surtout, son étourdissante vitalité. Mais la séduction se doublait d’une certaine appréhension qui se muait parfois en répulsion. Car Beyrouth, comme l’avaient noté plusieurs voyageurs arabes dès la fin du XIXe siècle, c’était déjà l’Occident, ou du moins c’était là que passait la frontière imaginaire entre l’Orient et l’Occident, et il suffisait d’un petit pas pour la franchir. Ville donc de tous les dangers.

Les historiens du Proche-Orient ont depuis longtemps analysé cette relation conflictuelle entre les villes de l’intérieur et les villes côtières – en fait certaines d’entre elles. Celles-ci se sont développées à la faveur de l’intégration dans le marché mondial capitaliste, avec une croissance démographique extrêmement rapide, une population européenne protégée et une bourgeoisie subordonnée aux puissances européennes. Celles-là, au contraire, n’ont pu s’adapter à la nouvelle donne qu’au prix de douloureuses convulsions sociales, et il reviendra à leur vieille classe de notables, passablement rénovée, de se placer à la tête du mouvement national. Fièrement repliées sur elles-mêmes, elles reprochaient à Beyrouth ou à Jaffa leur cosmopolitisme, synonyme de relâchement des mœurs. Mais les conditions dans lesquelles les Arabes du Levant ont abordé la modernité n’expliquent pas tout. Il y a aussi, raison peut-être plus déterminante, les peurs ancestrales de la mer, communes à toute la population : peur des conquérants
qui pourraient en surgir, des djinns malfaisants et des sirènes tentatrices qui l’habitent, des épidémies qu’elle transmet d’une rive à l’autre. Dans son livre la Montagne contre la mer, le sociologue palestinien Salim Tamari revient sur ces griefs tels qu’ils s’expriment dans les proverbes, les récits autobiographiques
et les comportements quotidiens [^2]. Il souligne par exemple le fait que les villages du littoral palestinien, construits quasiment tous à plus de cinq kilomètres de la mer et lui tournant le dos, ne pratiquaient pas la pêche mais uniquement l’agriculture. Et aucun de leurs habitants ne savait nager ni n’était tenté de savoir le faire.

En tant que sport, bien entendu strictement masculin, la natation n’était pourtant pas inconnue des Arabes. On attribue même au Prophète un hadith qui recommande aux musulmans de l’apprendre à leurs fils, avec l’équitation et le tir à l’arc. On peut cependant affirmer qu’elle n’était pratiquée, à de rares exceptions près, que dans les fleuves et les rivières. Tamari retrace à grands traits les étapes à travers lesquelles les habitants des villes côtières ont découvert les plaisirs de la plage. Aux premiers clubs fondés sous les mandats français et britannique à l’usage exclusif des Européens, ont succédé d’autres à caractère ethnique ou confessionnel,
ce qui a incité les bourgeois les plus occidentalisés à créer les leurs. La baignade en mer s’est par la suite, à partir des années 1950, quelque peu banalisée, et les jeunes des classes moyennes ont commencé à y prendre goût même dans des villes assez conservatrices comme Lattaquié ou Tripoli. La tendance allait cependant s’inverser moins de vingt ans plus tard. Au Liban, sans parler des ravages de la guerre, la privatisation systématique des plages n’a laissé aux classes populaires que quelques tronçons périlleux ou pollués. En Syrie aussi, des intérêts privés proches du pouvoir se sont emparés des meilleurs sites, et les droits d’entrée excessifs par rapport aux services proposés, ainsi que la bigoterie ambiante, ont fait fuir les vacanciers vers des pays plus cléments. En Palestine enfin, dont la seule façade maritime depuis la Nakba est la bande de Gaza, l’accès à la mer, déjà très limité, a été interdit durant la première Intifada par le mouvement national au nom du « respect dû au sang des martyrs ». Et comme le rappelle Tamari, cette mesure n’a été provisoirement levée qu’après l’arrivée
en 1994 des cadres de l’OLP, qui, eux, avaient longtemps séjourné à Beyrouth
et à Tunis.

J’écris ces mots dans un hôtel à proximité d’Antalya, en Turquie.
Ici, des entrepreneurs avisés ont aménagé sur des centaines de kilomètres un paradis pour revenus européens moyens, et l’islamisme à visage humain d’Erdogan s’en est très bien accommodé. On n’y rencontre presque pas de Turcs. En revanche, les estivants étrangers, surtout russes, se comptent par centaines de milliers, alléchés par la formule « All inclusive » qui offre salle de fitness, hammam, sauna, jacuzzi… et de la vodka locale à profusion. Les collines avoisinantes, à moitié boisées, sont belles mais inhabitées. On dirait qu’elles n’existent que pour cacher aux uns la mer, aux autres la montagne.

[^2]: Une traduction française sera publiée en avril 2011 chez Actes Sud.

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