Une cosmo-politique de l’accueil

À rebours de la xénophobie d’État, une véritable politique de l’accueil des étrangers passe par la nécessité
de trouver du « commun » en dehors de la simple appartenance.

Olivier Doubre  • 2 septembre 2010 abonné·es
Une cosmo-politique de l’accueil
© PHOTO : GUAY/AFP *Yves Cusset jouera à partir du 7 octobre (jusqu’à Noël) au Théâtre de Ménilmontant, à Paris, la version humoristique de ses réflexions philosophico-politiques : Manuel d'engagement politique à l'usage des mammifères doués de raison et autres hominidés un peu moins doués.

Politis : En décembre 2008, au retour d’un congrès de philosophie à Kinshasa, vous êtes arrêté à Roissy avec une de vos collègues par la police de l’air et des frontières, et placé en garde à vue pour « outrage, menace à agents de la force publique et opposition
à mesure de reconduite aux frontières » en raison d’un incident qui s’était déroulé à l’aller. Que s’est-il passé ? Cela a-t-il été le point de départ de ce travail sur la philosophie politique de la question de l’accueil ?

Yves Cusset : Je savais, en partant à Kinshasa pour un colloque « Culture du dialogue et passage des frontières », que la probabilité était forte qu’il y ait des reconduites dans l’avion. Je savais que je ne pourrais rester passif dans ce cas-là, non pas seulement pour des raisons d’engagement politique, mais plus banalement par refus moral d’une situation inhumaine. Avec deux collègues, nous avons juste posé des questions aux policiers sur la présence de personnes menottées et escortées dans l’avion, et refusé de nous asseoir avant de les obtenir, malgré l’insistance du personnel de bord et les sommations des policiers. L’affaire a été à mon goût beaucoup trop médiatisée, parfois au détriment du débat sur la question politique de l’accueil. Mais j’allais à Kinshasa pour parler de ces problèmes, et le projet du livre existait déjà.

En vous appuyant sur les travaux d’Hannah Arendt, vous écrivez que les droits de l’homme servent aujourd’hui de « paravent idéologique commode » des nations démocratiques pour « occulter la brutalité inhumaine des politiques de quotas et d’expulsion massive, comme de contrôle extérieur des frontières et de police intérieure des indésirables ». Pourquoi une telle critique des droits de l’homme ?

Il s’agit d’une critique en un sens philosophique, non d’une dénonciation, c’est-à-dire d’une analyse des contradictions auxquelles se heurte l’idéal de droits humains fondamentaux, en particulier la contradiction déjà saisie par Hannah Arendt en 1950, et qui fait de l’humanité de droit une prérogative des nationaux, réduisant les apatrides à des exclus de l’intérieur de l’humanité, ne pouvant finalement prétendre aux mêmes droits que les autres hommes. Le problème des États démocratiques aujourd’hui est de réduire la notion de droit humain à une question morale et humanitaire de « traitement » des individus, au lieu de poser la question politique de l’égalité effective des hommes entre eux, qu’ils soient nationaux ou apatrides. Le paradoxe confine à l’obscénité lorsqu’on affirme sans vergogne qu’il faut respecter les droits humains de ceux qu’on enferme dans des centres de rétention ou qu’on expulse. La convention de 1951 sur les réfugiés ne suffit pas à régler la contradiction.

Pourquoi, selon vous, la question de l’accueil est-elle aujourd’hui la question politique fondamentale pour les démocraties modernes ?

Elle est fondamentale dans la mesure où elle permet de poser autrement une question qui a toujours été au cœur de la théorie de la démocratie : comment s’institue une communauté d’égaux ? Qu’est-ce qui fait qu’une pluralité d’hommes différents se reconnaissent mutuellement comme des semblables, sans que cela passe nécessairement par un lien ou une appartenance déjà donnés par la filiation ou la tradition ? Cette question est la plupart du temps posée sans interroger la communauté du point de vue de son « dehors », comme si celle-ci était naturelle, sans questionner la légitimité de l’institution frontalière et du système d’exclusion qui contribuent en négatif à la cohésion d’une communauté, ou plutôt à son immunité. On ne peut pas demander, à la manière de Jacques Rancière, comment s’opère le partage des parts d’une communauté sans demander avec qui celle-ci est disposée à ce partage, et en conséquence qui elle exclut ou contre qui (quels intrus, quels indésirables) elle voudrait s’immuniser. Où il apparaît qu’une communauté politique,
même démocratique, n’est jamais si « commune » que cela, mais bien plutôt immune, c’est-à-dire qu’elle s’associe à la double figure d’une identité englobante et d’une propriété collective, qu’il s’agit de protéger contre les intrusions ; or, le « propre » est le contraire littéral du « commun » : on ne fonde pas quelque chose de « commun » sur l’identification de caractères qui nous sont « propres » ou sur l’appropriation.

Votre essai est aussi une critique du discours politique – et de ses prétendus arguments « de bon sens » – sur l’immigration et l’accueil. Or, ce débat politique vous paraît avoir « régressé » depuis plus de vingt ans jusqu’à un « niveau de puérilité »…

Quand on dit à tour de bras, à droite ou à gauche : « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », on a là un argument aussi fort que le « parce que » dont peut se contenter un petit enfant quand on lui demande pourquoi il a fait telle ou telle chose ! Ce qui serait intéressant, c’est de savoir ce qu’on désigne exactement par « misère du monde » – dont on appréciera déjà le singulier, renvoyant à une masse indifférenciée et plus ou moins menaçant –, qui est le « on » disposant de la souveraine prérogative d’accueillir ou de rejeter, et ce qui justifie le chauvinisme de la prospérité qui résonne dans cette phrase.

Cet été, en France, a été marqué par l’expulsion massive de membres de la minorité rom. Est-ce là la dernière expression de la « xénophobie d’État » que vous dénoncez dans votre livre ?

Les Roms représentent par excellence ce dehors qui traverse de l’intérieur la communauté et qui est inacceptable pour elle. Le propre de la xénophobie n’est pas tant de détester l’étranger que de ne le tolérer que dans la mesure où il est disposé à nous ressembler ou à s’intégrer. Un État qui veut définir une identité nationale est xénophobe. La régression du débat sur l’immigration vient de toute évidence d’un progrès de la xénophobie prise en ce sens : on la retrouve en permanence dans le débat sur l’islam ou sur les « cités ». L’épouvantail du « communautarisme » ne sert la plupart du temps qu’à voiler cette xénophobie. Les Roms, eux, sont depuis longtemps l’objet de cette xénophobie latente, puisqu’ils apparaissent aux yeux de la communauté nationale comme inintégrables.
Ce ne sont pas des apatrides qui peuvent éventuellement prétendre à leur part de la communauté en donnant la preuve de leur désir de s’intégrer, non, c’est une communauté diasporique qui se présente ouvertement comme une nation sans territoire. Ils interpellent du coup l’État moderne du point de vue de son présupposé le plus fondamental : celui de la réciprocité entre Nation et Territoire, comme entre naissance et citoyenneté, rapport qui relève finalement du privilège féodal ; avec cette interpellation, on peut dire qu’ils jouent le rôle qu’ont joué longtemps les Juifs en Europe. Ils interpellent surtout la forme que revêt l’Europe en reproduisant à une échelle supranationale ce rapport Nation-Territoire. En diffusant l’idée qu’il y aurait des populations « inintégrables », on naturalise la xénophobie, on la rend acceptable et on l’efface, jusqu’à créer de prétendus débats – qui ressemblent fort à ceux du début du XXe siècle sur les Juifs – autour de la question de savoir quels groupes humains sont disposés ou non à « s’intégrer ». Mais n’oublions pas qu’il y a aussi derrière cette xénophobie une peur sociale, une peur de classe, celle de la présence surnuméraire et trop visible des déclassés (la misère du monde).

À partir de la fameuse phrase de Michel Rocard (« la France ne peut accueillir toute la misère du monde ») et en rappelant sa deuxième partie, souvent oubliée (« mais elle doit en prendre sa part »), vous montrez que la politique d’accueil s’articule d’abord sur le principe de souveraineté de l’État-nation,
où « les conditions limitatives de l’hospitalité se jouent toujours sur fond au moins implicite d’hostilité ». Que serait, selon vous, une politique d’accueil digne et effective ? Quelle pourrait être une politique d’accueil véritablement de gauche ?

Une politique de l’accueil relève avant tout, pour moi, d’une transformation radicale de ce qui fonde l’être-en-commun, laquelle pourrait passer concrètement par une dénaturalisation de la citoyenneté, que l’Europe pourrait initier en accordant la citoyenneté aux résidents non-citoyens des pays membres, au lieu de la réduire à un privilège supplémentaire pour les nationaux d’Europe. Contre la rétention, l’expulsion, le contrôle, contre la tentation d’abandonner au Souverain et à la police le soin de garantir notre immunité, une cosmo-politique de l’accueil, ainsi que je l’appelle, consiste aussi à investir les lieux où le commun peut encore se dire en dehors de la simple appartenance, les lieux « refuge » où la solidarité n’a pas d’autre sol que l’ébranlement commun.

Idées
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