Grenoble entre deux feux

Deux mois après le discours du 30 juillet, retour dans le quartier qui a servi d’alibi au tournant xénophobe de Nicolas Sarkozy : la vague politique et médiatique s’est retirée en laissant les habitants dans l’amertume.

Erwan Manac'h  • 14 octobre 2010 abonné·es
Grenoble entre deux feux

« Si je peux m’en payer un… » Adossé à un escalier au pied de l’imposante barre d’immeubles qui borde le quartier de la Villeneuve à Grenoble, un jeune homme conclut par ces mots le récit de sa garde à vue. Il est revenu en détail sur son interpellation violente au petit matin, après les deux nuits d’émeutes qui ont opposé des dizaines de jeunes aux forces de l’ordre les 16 et 17 juillet. Il a insisté sur les coups reçus au visage et l’arrivée à l’hôtel de police menotté, caméras de télévision braquées sur lui. Désormais « fiché au grand banditisme » malgré l’absence de charges retenues, il a retrouvé l’ennui des bas d’immeuble, ses rondes en moto et ses angoisses. Il a 18 ans et ne fait plus rien de ses journées depuis deux ans.

Sous la brise clémente du début de l’automne, les pelouses de la Villeneuve conservent leur calme habituel. Quatorze hectares de collines entourant un lac artificiel sont masqués par une ceinture d’immeubles. Une bonne part des Grenoblois ignorent jusqu’à l’existence de cette enclave de verdure en pleine ville. En effet, de l’extérieur, le visiteur ne voit qu’une barre de 50 mètres de haut sur près de 700 mètres de long. Dans ce quartier de 12 000 habitants rendu tristement célèbre par la mort d’un braqueur le 16 juillet et les violences qui ont suivi, les rires résonnent toujours à la sortie des écoles, motos et poussettes continuent à cohabiter, et les nombreuses associations qui y travaillent poursuivent leurs activités. Mais la plupart des habitants sont très en colère contre la police et ses méthodes guerrières. « Il y a eu des arrestations pour outrages, et au hasard , explique Joëlle Verney, avocate de plusieurs jeunes du quartier. Et puis des rondes d’hélicoptères, traumatisantes pour tout le monde. C’était disproportionné. »

Avant les événements du mois de juillet, la colère antiflic était déjà très présente. Depuis un an et demi, et l’installation des Unités territoriales de quartier (Uteq) – mises en place dans plusieurs villes de France pour « reconquérir le territoire » après les émeutes de Villiers-le-Bel –, les patrouilles faisaient monter la tension. « On dirait que les Uteq ont le même emploi du temps que nous , peste Majid (un pseudonyme), 20 ans, un assidu de la mosquée du quartier. On les voit tout le temps, et ils font tout pour que ce soit tendu. Ils nous regardent comme si on était tous des voleurs. Mais il y a aussi des gens qui détestent les flics pour ce qu’ils représentent. L’uniforme… C’est un cercle vicieux. » Même les militants associatifs et les travailleurs sociaux se tiennent à l’écart de la police.

« Après ce qui s’est passé, les jeunes ont la haine , regrette Moustapha, 62 ans, qui les accueille d’un sourire paternel à la mosquée installée au rez-de-chaussée d’un immeuble. Avec d’autres fidèles, nous essayons de les calmer en leur disant que la haine n’amène à rien. Mais la violence et les mots très durs qu’on nous renvoie ne font que l’attiser. » Pendant de nombreuses années, une police de proximité avait réussi à maintenir des relations avec les habitants. Des passants se souviennent de deux inspecteurs qui habitaient là et participaient à des sorties avec les jeunes. Aujourd’hui, les contacts sont rompus. Surtout depuis le discours de Nicolas Sarkozy le 30 juillet à Grenoble, au cours duquel il a déclaré une « guerre nationale » aux « voyous » .

« Nous ne sommes plus dans une logique de discussion et de prévention , regrette un officier, très pessimiste, dans le coin d’un bureau collectif à l’hôtel de police. Les collègues sont vus comme des ennemis dans ce quartier. Il faudra faire usage de la force pour casser le noyau dur. Si on ne passe pas à l’offensive, à la prochaine étincelle, tout explosera. » Face à cette impasse, les militants d’associations d’éducation populaire du quartier, suivis par beaucoup de parents, ont réagi pour dénoncer cette « guerre » que l’État entend mener chez eux. Depuis sa naissance, dans les années 1970, la Villeneuve s’est construite autour d’une idée de métissage social et culturel, avec une place centrale laissée à l’éducation tout au long de la vie.

Or, depuis quelques années, la violence a progressé au sein du quartier. Le maillage très dense de centres de loisirs, clubs sportifs, structures sociales, culturelles ou de santé qui le faisait vivre ne suffit plus à prévenir la délinquance. Il n’est pas question ici de « grand banditisme » ni de « supermarché de la drogue », mais davantage de petits braquages. Une délinquance « de galériens », beaucoup plus violente, qui frappe en premier lieu les commerçants du quartier. La gravité des événements du mois de juillet, a donc installé un malaise, y compris chez les derniers représentants du « rêve Villeneuve ».

L’insertion professionnelle des jeunes fonctionne mal : plus de 40 % des moins de 25 ans sont au chômage. « À la Villeneuve et dans le quartier voisin du Village olympique, on en compte environ 500 sur le carreau , déplore Jean-Philippe Motte, habitant du quartier et directeur de la politique de la ville à Grenoble depuis 1995. La mairie a toujours investi de l’argent ici, mais force est de constater que cela n’est plus suffisant. » Et la mixité sociale initiale s’est largement effritée. À sa construction, quelque 4 200 logements s’équilibraient entre propriétaires et locataires, avec 54 % d’habitat à loyer modéré (HLM). Mais les propriétaires ont peu à peu mis leur appartement en location. Depuis les années 1990, la classe moyenne a déserté les lieux. « Le problème, c’est qu’aujourd’hui, la mixité sociale, plus personne n’en veut , soupire Gilles Biétrix, principal du collège Lucie-Aubrac, large coupole métallique qui accueille 250 enfants au cœur du parc de la Villeneuve. Et où le taux de contournement de la carte scolaire dépasse les 30 %. L’entre-soi se construit par le haut comme par le bas. Et nous ne pouvons pas nous en remettre aux pouvoirs publics si les parents évitent d’inscrire leurs enfants dans le collège du secteur. »

Même constat du côté des éducateurs de la protection de l’enfance. « Le repli sur soi est présent dans toute la société , fait remarquer Florent Jounenc, chef d’équipe éducative du Comité dauphinois d’action socio-éducative (Codase). Mais le niveau d’exigence en termes de “vivre-ensemble” est beaucoup plus élevé pour la Villeneuve que pour les quartiers riches. Pourquoi ? » Coincés entre la montée des incivilités quotidiennes et les coups de bâton des autorités, les habitants du quartier n’arrivent plus à croire dans les idéaux collectifs. « Nous sommes dans une période de grande interrogation , analyse Jean-Philippe Motte. Nous devons inventer de nouvelles solutions pour ne pas nous résoudre à ce que nos villes deviennent des juxtapositions d’îlots fragmentés, avec des gens qui ne vivent plus ensemble. »

Avec les violences de l’été et la litanie médiatique, la Villeneuve est devenu l’épouvantail de la nation, ce qui ajoute à l’amertume des habitants. « Ici, on vit bien, on se parle, on se rencontre , objecte Moustapha. La vie ne correspond pas à ce qu’on a pu voir dans les médias. » Et qui n’est pas sans conséquences : comme toujours, mais plus encore depuis cet été, les jeunes doivent faire avec l’étiquette « Villeneuve » : employeurs, professeurs ou camarades de classe leur jettent des regards apeurés. « Notre problème, ce n’est pas le racisme , explique Majid. C’est la mauvaise image du quartier. Les gens pensent qu’on est tous des délinquants, c’est ça le plus énervant. »

Les événements de juillet sont évoqués avec des soupirs. Une petite minorité risque de s’enfoncer dans la violence. Pour les autres, errements de l’adolescence, effet de groupe et recherche d’identité tumultueuse passeront avec le tournant de la vingtaine. Mais peu nourrissent de projet collectif : « Tout le monde veut se barrer d’ici , explique Séna, 18 ans, un brin gêné de prendre la parole devant ses amis. Partir, c’est notre seule solution. »

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