La raffinerie veut distiller la solidarité

À Donges, en Loire-Atlantique, les grévistes de Total ont montré la voie et bénéficient d’un soutien populaire impressionnant. Ils espèrent une amplification de la mobilisation dans d’autres secteurs.

Pierre Duquesne  • 28 octobre 2010 abonné·es

Jean-René Jaumouillé ne veut pas parler. Trop ému, cet imposant barbu, élu CFDT et maire adjoint de Donges, préfère sortir de la doublure de son blouson un bout de papier griffonné et lire ces quelques mots d’un correspondant anonyme : « Je suis intérimaire et j’ai actuellement un contrat de travail de trois mois. Je ne peux pas faire grève car cela peut me porter préjudice pour le renouvellement de mon contrat de travail. J’ai donc décidé de verser mes heures supplémentaires aux grévistes de Donges. » « Je n’ai jamais vu ça en 30 ans de carrière  », lance alors Jean-René en rangeant précieusement ce pli qu’il garde sur lui. « Ce précaire nous a laissé un chèque de 100 euros ! Vous imaginez ? 100 euros ! »

Des centaines de chèques ont ainsi été adressés spontanément aux grévistes de la raffinerie Total de Loire-Atlantique, où plus de 7 000 euros ont été récoltés en quelques jours (voir encadré page 9). D’autres parviennent aux sièges des unions locales ou à la Fédération des industries chimiques CGT, à Paris. Une caisse de grève à destination des Dongeois a été lancée à 230 km de là, à l’université du Mans, dès la fin septembre. Une initiative similaire a été prise à la cité scolaire de Saint-Nazaire. Et ce n’est pas seulement parce que Christophe Seiller, professeur d’aéronautique au lycée professionnel, a son frère Philippe qui travaille « à la raff’ » . « En 2003, toutes nos journées de grèves ont été retenues. Beaucoup d’entre nous ont perdu un mois et demi de salaire. L’idée de créer une caisse de solidarité n’a pas tardé. »

Depuis le début du mouvement, le va-et-vient à l’entrée de la raffinerie est permanent. Quand ce n’est pas le boulanger venu apporter ses invendus, ce sont des étudiants nantais, des salariés d’Airbus ou des chantiers navals STX, des hospitaliers, des territoriaux et même des ingénieurs du CNRS qui débarquent dans ce cul-de-sac coincé entre la quatre-voie Nantes-Saint-Nazaire et l’estuaire de la Loire. Frédéric Ellule, délégué syndical CFDT de Bobcat, entreprise de charriots élévateurs située dans la ville voisine de Pontchâteau, est arrivé le jour où il a reçu la lettre lui notifiant son licenciement. Comme lui, 130 salariés ont été mis à la porte cet été. « Pour les retraites, nous aurions pu faire un piquet de grève à Pontchâteau, mais quel intérêt ? Ici, il y a un vrai impact économique. »

Une explosion de solidarité nettement visible lors de la dixième journée de grève. Avant le lever du jour, la raffinerie paraît une deuxième ville. Des colonnes d’acier surgissent de kilomètres de tubes métalliques alambiqués montant à la verticale jusqu’à une nuée de néon. Il n’y a pas que le décor qui rappelle les films de Ridley Scott et l’univers de Blade Runner ou d’Alien. Une ambiance de confinement et d’état de siège est soudainement tombée sur Donges quand les forces de l’ordre sont venues massivement débloquer les dépôts de carburant. En réponse, des centaines de personnes ont débarqué de tout le bassin nazairien pour envahir les ronds-points. Le brasero, ce jour-là, a brûlé tard dans la nuit au pied du site industriel à risque, classé Seveso. Vissé à l’asphalte, Christophe Basile, de la CGT, prévient une énième visiteuse du soir : « Saint-Nazaire, c’est une ville ouvrière. Si les flics viennent demain devant l’entrée de la raffinerie, quelques coups de fils, et ici il y a 30 000 personnes ! »

Le lendemain matin, un bruit d’hélicoptère réveille les habitants. Dans la nuit noire, gendarmes mobiles, policiers et même brigade cynophile reviennent veiller sur les réservoirs. Toute la journée, Donges, 6 000 habitants, est encerclé. « Aujourd’hui, ce sont les majorettes de Sarko qui font le blocage, » ironise un gréviste. Dans l’après-midi, un papy avec son vélo et ses courses se retrouve coincé entre policiers casqués et ouvriers. Une ruelle de cette ville-dortoir pavée de maisonnettes des années 1960 est obstruée par des CRS pour empêcher un millier de grévistes, revenus apporter leur soutien, de traverser l’unique voie empruntée par quelques camions-citernes. « Cette route a été complètement militarisée sur ordre du préfet, » dénonce Christophe Hiou, le délégué syndical de la CGT.

La tension, l’arsenal répressif et le grand soutien populaire ont renforcé la détermination des grévistes. « Un drapeau rouge flottant sur la grande colonne de la raffinerie et un rassemblement de 1 000 personnes sur la place de la mairie, ça ne s’est pas vu depuis mai 1968, » détaille le jeune syndicaliste Fabien Privé-Saint-Lanne, de la CGT. Un renouvellement générationnel a abaissé l’âge moyen des raffineurs autour de 35 ans. « Le premier conflit social de nombreux salariés s’est terminé par une victoire contre la suppression de la journée fériée de Pentecôte, en 2005. Depuis, les gars ne conçoivent pas la défaite. » La reconduction de la grève pour une deuxième semaine consécutive a été, dans ce contexte, d’une facilité déconcertante. 80 % des salariés l’ont votée.

« Ce qui se passe autour de la raffinerie est incroyable , souligne le quadragénaire Christophe Hiou. Mais nous sommes toujours dans l’ambiguïté : nous sommes conscients d’être les fers de lance du mouvement, mais nous voulons à tout prix éviter une grève par procuration. Sinon, notre roi-président Sarkozy pourra faire avec les raffineurs ce que Thatcher a fait avec les mineurs. Et le gouvernement aura vite fait de nous dégommer. »

L’État, il est vrai, a réquisitionné leurs collègues de la raffinerie de Grandpuits, le 21 octobre, en violant le droit de grève. La direction de Total joue elle aussi l’intox. À Donges, un costume gris s’est mêlé aux combinaisons de travail bleu et orange le jour même de l’annonce par la société Petroplus de la fermeture de la raffinerie alsacienne de Reichstett. « C’est le DRH du site qui est venu nous inviter à un comité d’entreprise exceptionnel. Que veut-on nous annoncer ? » s’interroge Jérémy. Par un étrange hasard du calendrier, le tribunal de Nanterre décide le lendemain d’autoriser la fermeture de la raffinerie des Flandres.

Pour résister à une telle pression, les raffineurs veulent faire tâche d’huile. Une délégation s’est rendue sur les chantiers navals STX pour inviter les camarades à se mobiliser. Christophe Hiou ne cesse de demander aux employés d’Airbus et à son syndicat maison, Force ouvrière, de s’impliquer plus intensément. Une intersyndicale locale se réunit quasi ­quotidiennement à Saint-Nazaire. Résultat : sept jours après les raffineurs, le service de ramassage des ordures s’est mis en grève. Entre leur piquet de grève et celui des cheminots, il n’y a qu’un muret à enjamber. Les cantinières de la ville décidaient de leur côté de ne produire qu’à 50 %. Deux jours plus tard, le service d’entretien des bâtiments municipaux débrayait à son tour.

Pour distiller les arrêts de travail, les syndicats ont aussi appelé à une action devant l’énorme chantier d’un complexe regroupant hôpital et cliniques de la ville, et qui emploie presque autant de salariés que les chantiers navals. Ils sont 800 à travailler sur le site, comme le jeune Mendy. Manœuvre, il ne se voit pas porter de lourdes charges à 62 ans. « J’aimerais bien me mettre en grève, mais je ne peux pas. » Comme sur les chantiers navals, la sous-traitance et les missions d’intérim à la semaine règnent. Là-bas, la grève par procuration est une fatalité.

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