La réforme ne cache même plus son jeu

Il apparaît de plus en plus que la réforme des retraites vise surtout à favoriser un système fondé sur l’assurance. Le mouvement de protestation s’intensifie tant chez les jeunes que dans les raffineries. Un Front populaire de transformation sociale est-il en train de se dessiner ?

Thierry Brun  • 28 octobre 2010
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La réforme ne cache même plus son jeu

« À gauche, nous nous sommes tous demandé pour quelle raison le président de la République avait engagé cette réforme , lance Ronan Kerdraon, sénateur socialiste des Côtes-d’Armor, le 20 octobre, lors du débat au Sénat sur la réforme des retraites. L’UMP Jean-Claude Gaudin lui répond par un cinglant : « Il y a la crise ! » Kerdraon ne se démonte pas : « Il y a d’autres motivations : en 2006, Guillaume Sarkozy est devenu le PDG du groupe Médéric, devenu Malakoff Médéric, qui a conclu un partenariat avec la Caisse des dépôts et sa filiale CNP. Comment faire main basse sur l’épargne des Français ? En déstabilisant les retraites par répartition. Il y a un marché estimé entre 40 et 110 milliards. »

Une question se pose ­désormais à gauche et dans le mouvement social contre ce projet de réforme des retraites : quelles sont les véritables intentions de la réforme du régime par répartition ? Politis s’était posé cette question il y a quelques jours – ainsi que Médiapart – dans un billet de blog intitulé « Sevriena, l’entreprise sarkozyste de démolition des retraites », qui a battu des records d’audience sur Internet et a largement contribué à mettre en évidence ce qui ressemble fort à un traitement de faveur du président de la République envers son frère, Guillaume, dirigeant du groupe Malakoff Médéric. Fâché de ces révélations, le premier groupe de protection sociale en France a publié le 21 octobre un communiqué vengeur parlant « d’un certain nombre d’assertions infondées » , mais confirmant la « création d’une filiale commune » avec CNP Assurances, qui « répondra aux attentes des salariés de sécurisation de leur épargne retraite dans une optique de long terme » .

Que disions-nous dans un article publié le 23 septembre et dans un billet de blog daté du samedi 16 octobre ? D’abord que la future loi contient à l’évidence des « mesures relatives à l’épargne retraite »  destinées à booster la retraite par capitalisation, ce qui se fera au détriment de l’actuel système par répartition. Ensuite que le dispositif constitue du sur-mesure pour les banques et sociétés d’assurance, en particulier Malakoff Médéric. Surtout, nous avons relevé la création, avec un mastodonte public de l’assurance, la Caisse nationale de prévoyance (CNP Assurances, au chiffre d’affaires de 31,5 milliards d’euros en 2007), d’une société d’assurance du nom de Sevriena dont le destin programmé consiste à développer massivement… l’épargne-retraite, si l’on en croit un document confidentiel daté de mars 2009 que l’on peut lire sur notre blog, et que le communiqué de Malakoff Médéric n’a pas démenti.

On peut donc légitimement s’interroger sur les préoccupations réelles du gouvernement et de l’Élysée, car nul doute que l’adoption définitive du projet de réforme des retraites, notamment parce que celui-ci contient un dispositif favorable à la retraite par capitalisation ayant reçu le blanc-seing de l’Élysée, vient opportunément confirmer les ambitions de Sevriena. Notons la proximité des événements : le groupe de Guillaume Sarkozy et l’imposante CNP Assurances ont lancé leur nouvelle société pendant que l’Élysée peaufinait la réforme des retraites avec les parlementaires de la majorité. Réunie à Paris le lundi 21 juin 2010, « l’association sommitale du groupe de retraite et de prévoyance Malakoff Médéric a donné son feu vert à la réalisation du “projet M”, nom de code du projet d’épargne-retraite que prépare ce groupe, dirigé par Guillaume Sarkozy, avec la CNP, filiale de la Caisse des dépôts » , écrit Emmanuel Cogos, directeur adjoint du développement de l’agence de presse AEF, qui traite des questions de protection sociale et de ressources humaines. Et, selon l’Agefi, agence économique et financière, le conseil d’administration de l’assureur coté « a approuvé les modalités de création de cette coentreprise, baptisée Sevriena » . Le « démarrage opérationnel de Sevriena, qui héritera des portefeuilles de ses deux maisons mères, est prévu pour janvier 2011 » .

L’autorité de la concurrence enregistre le 18 juin l’opération de concentration en cours entre le Groupe Malakoff Médéric et le groupe CNP. Le document fourni par les parties indique la création d’une société commune dont les activités seront « la création, la gestion, la distribution de produits de retraite complémentaire par capitalisation, à titre collectif ou individuel, principalement à destination des entreprises et de leurs salariés, des associations et de leurs adhérents, des travailleurs non salariés et des retraités ; la création, la gestion et la distribution de produits d’épargne salariale à destination des entreprises et des salariés des entreprises ainsi que la tenue de compte et conservation ; et, à titre accessoire, la distribution de services liés à la retraite » . Le Bulletin des annonces obligatoires (Balo) daté du 23 juin enregistre les opérations de capitalisation de Sevriena et annonce qu’elles doivent s’achever fin juillet. Enfin, l’on apprend de source syndicale que Guillaume Sarkozy tire son épingle du jeu dans cette affaire prometteuse : il devrait occuper le poste de président du conseil de surveillance.

En fait, dès 2008, l’assureur public CNP, dont la Caisse des dépôts est actionnaire – elle est aussi partie prenante dans le lancement de la nouvelle société –, et le groupe de Guillaume Sarkozy veulent créer une filiale commune spécialisée « dans le financement de la retraite supplémentaire » , dit le document confidentiel. Leur idée est de compenser l’érosion des taux de remplacement, c’est-à-dire le niveau des pensions versées par les régimes obligatoires, en proposant des « solutions » de retraite complémentaires aux salariés cadres et non cadres. Et le groupe de Guillaume Sarkozy compte profiter de l’expérience de la locomotive CNP, [qui assure notamment la gestion des régimes Préfon->http://www.mediapart.fr/journal/france/121010/
retraite-la-joint-venture-des-freres-sarkozy-contre-les-regimes-par-repartition] (fonds de pension destiné aux agents de la Fonction publique) et Fonpel (fonds de pension destiné aux élus locaux).

Le document souligne, en s’appuyant sur une étude du Conseil d’orientation des retraites, qu’à l’horizon 2020 « une baisse du taux de remplacement de l’ordre de 8 % est attendue pour une carrière complète. Cette baisse est toutefois variable selon le niveau du salaire et le profil de carrière » . Il relève aussi que, « pour les salariés qui auront subi des “trous” de carrière et pour les générations qui prendront leur retraite après 2020, la baisse du taux de remplacement sera plus forte » . On y découvre le montant potentiel de collecte d’épargne retraite « qui est nécessaire pour financer le maintien du niveau de vie des futurs retraités » en 2020, un juteux gâteau « compris entre 40 milliards d’euros et 110 milliards d’euros, suivant les hypothèses de comportement des individus » . Surtout, « la structure née d’un partenariat équilibré entre la CDC [Caisse des dépôts], CNP Assurances et le Groupe MM [Malakoff Médéric] aura une action décisive dans la prise de conscience du marché et [constituera] une contribution majeure au financement des besoins de retraite des salariés, cadres et non cadres. En dix ans, elle s’imposera comme le leader des solutions d’épargne-retraite collective et individuelle avec une part de marché de plus de 17 % en retraite collective et 4 % en retraite individuelle » .

Ajoutons que le volet épargne-retraite de cette réforme répond à une demande de la Fédération française des sociétés d’assurance et du Medef, dont Guillaume Sarkozy a été un temps vice-président. Et le groupe Malakoff Médéric est actionnaire du Scor, groupe international de réassurance, présidé par un certain Denis Kessler, ex-numéro deux du Medef et penseur de la démolition de la protection sociale. Lors d’une rencontre en mai avec Éric Woerth, ministre du Travail, Laurence Parisot, présidente de l’organisation patronale, avait alors réclamé « un nouveau dispositif très incitatif, voire obligatoire, de système par capitalisation » , qui ne figurait pas encore dans le projet de loi sur les retraites. Le secrétaire général de l’UMP en personne, Xavier Bertrand, Arnaud Robinet et le très libéral Yannick Paternotte, secrétaire général des réformateurs, ont répondu à cette demande et déposé les amendements qui ont servi de base au texte adopté par l’Assemblée nationale. Et obtenu, en juillet, le feu vert de la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale. Au moment où se bouclait le dossier de Sevriena.

Économie Travail
Temps de lecture : 7 minutes
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