Quand Mitterrand faisait tourner la guillotine

À travers un documentaire et un livre, François Malye et Benjamin Stora reviennent sur le rôle de François Mitterrand pendant la guerre d’Algérie.

Jean-Claude Renard  • 28 octobre 2010 abonné·es
Quand Mitterrand faisait tourner la guillotine

C’est là un coup de projecteur sur un homme dans l’histoire. Entre les dates, les fonctions et les faits. La guerre d’Algérie pour François Mitterrand s’ouvre sur le perron de l’Élysée en juin 1954. Il est ministre de l’Intérieur du gouvernement de Pierre Mendès France. À 37 ans, c’est son dixième portefeuille. Le 1er novembre de cette année, une trentaine d’attentats ont lieu, revendiqués par le FLN : c’est la « Toussaint sanglante ». Le ministre de l’Intérieur ne songe à aucun moment à une guerre d’indépendance. Il parcourt les Aurès, déploie 5 000 soldats. Il interdit le napalm mais autorise les avions mitraillant les combattants du FLN.

« L’Algérie, c’est la France, et la France ne reconnaîtra pas chez elle d’autre autorité que la sienne. » Aucune négociation mais des réformes. En février 1955, le gouvernement est en minorité. Mitterrand y revient un an après, en ministre de la Justice, sous la houlette de Guy Mollet. Avec un train de réformes à venir pour apaiser ces départements de l’autre côté de la Méditerranée. Il tente d’assainir la police d’Algérie en mutant les tortionnaires, les remplaçant par des fonctionnaires « vertueux ». Dans un Conseil des ministres longtemps resté secret, selon les notes de Marcel Champeix, secrétaire d’État aux Affaires algériennes, il se prononce pour les « pouvoirs dictatoriaux » et pour les « exécutions capitales » . Defferre, Savary et Mendès France s’y opposent. Ces deux derniers démissionnent.

Sur 45 affaires de condamnations à mort, Mitterrand refuse la grâce dans 80 % des cas. La guillotine tourne à plein régime. Même un ouvrier français, militant communiste, Fernand Iveton, sera exécuté sans véritable preuve. Chaque exécution entraîne une nouvelle escalade de violences. En même temps, François Mitterrand s’insurge contre les exactions et pense que « cette révolution peut encore être matée » , observe Jean Daniel dans ce film remarquable, partagé entre les archives et les témoignages, notamment des proches des militants du FLN exécutés. En mai 1957, Guy Mollet est renversé. L’histoire de Mitterrand et de la guerre d’Algérie s’achève. Il faudra attendre près d’un quart de siècle pour que celui-ci se prononce, contre l’opinion publique, pour l’abolition de la peine de mort.

Politis : Il existe peu de travaux sur le rôle de François Mitterrand durant la guerre d’Algérie. Comment expliquez-vous cette rareté des documents ?

Benjamin Stora : Son rôle a déjà été évoqué dans différents travaux, ceux de Jean-Luc Einaudi, en 1986, et plus récemment ceux de Sylvie Thénault. Mais, en effet, il s’agit bien du premier ouvrage qui se ­concentre sur François Mitterrand et la guerre d’Algérie. Si le travail voit maintenant le jour, cela tient à plusieurs ­raisons. D’ordre classique, d’une part, dans la mesure où certains acteurs acceptent aujourd’hui de parler. D’autre part, des archives sont désormais accessibles, notamment au ministère de la Justice. Enfin, il y a une conjoncture politique : un désir des jeunes générations, en particulier les enfants de l’immigration postcoloniale, qui veulent connaître leur passé, celui de leurs parents et celui d’une France qui a été en guerre coloniale. Le renouvellement des générations politiques à gauche est un autre élément. La période des années 1980 et 1990 est passée au crible de la critique, ce qui n’était pas alors possible.

Pourquoi ce statut de coupeur de têtes n’a-t-il pas été exploité par les adversaires politiques, à droite comme à gauche ?

Parce qu’ils ne le pouvaient pas. À droite, d’abord, on a beaucoup plus guillotiné, après Mitterrand et sous le général de Gaulle. La guillotine ne s’est arrêtée qu’en 1961, notamment grâce à Edmond Michelet, alors ­ministre de la Justice, qui a voulu interrompre cette machine. De son côté, le Parti communiste avait voté les pouvoirs spéciaux en 1956. À l’époque, la gauche était abolitionniste par principe, mais ne menait aucune campagne là-dessus. On parlait plus de la torture, notamment après la parution du livre d’Henri Alleg, la Question, que de l’abolition de la peine de mort. Quand on traverse la Méditerranée, on voit la différence. Les martyrs de la révolution algérienne sont les hommes qui ont été guillotinés. Le premier exécuté, Zabana, en est un exemple symbolique. D’une rive à l’autre de la Méditerranée, les représentations ne sont pas les mêmes.

Ministre de la Justice, Mitterrand se prononce pour la peine capitale. Pierre Mendès France démissionne. Pourquoi Mitterrand ne le suit-il pas ?

Pour différentes raisons. Il pense que, s’il quitte le pouvoir, celui-ci ne lui reviendra pas. Il appartient à une certaine gauche de la culture du gouvernement. Ce n’est pas la culture politique de la rue ni de la mobilisation syndicale. De fait, il faut rester dans l’État, dans un certain périmètre fixé entre le palais Bourbon, le Sénat et l’Élysée. Il faut être là, sinon on est évacué. Au reste, après que Pierre Mendès France a démissionné, en 1956, il n’est plus revenu au pouvoir. De son côté, Mendès France a une conception éthique de la politique, tandis que Mitterrand a une conception politique de la politique. Il existe un deuxième élément : Mitterrand estime que, s’il part, ce sera pire encore. Il fait de la résistance « de l’intérieur », si l’on peut dire, essayant de freiner les conduites policières et militaires. Ce sont les arguments invoqués par certains hommes de gauche de l’époque, mais avec lesquels ni Mendès France, ni Savary, ni Defferre n’ont été d’accord, les deux premiers quittant le gouvernement de Guy Mollet.

Ambiguïté et complexité sont les deux termes qui semblent dominer dans ces recherches. Ne sont-ils pas aussi, dès 1954, au diapason d’une personnalité ?

Oui, dans la mesure où François Mitterrand est un politique doté d’une ambition personnelle. Il veut absolument être dans le pouvoir, assumer des responsabilités au plus haut niveau. À 37 ans, il a déjà été dix fois ­ministre ! Il a donc très tôt cette culture du gouvernement. En même temps, il s’inscrit dans une période où toute la classe politique française était pour l’Algérie française. Il a donc une culture jacobine, assimilationniste, avec un projet colonial qui est celui de la mission civilisatrice de la France. À ce niveau-là, il ne déroge pas, il n’est pas dans la transgression.

Le film s’achève sur les propos de Robert Badinter soulignant « le courage politique » de Mitterrand sur l’abolition de la peine de mort, en 1981. Pourquoi ce choix ?

On a voulu montrer, comme le dit Robert Badinter, que Mitterrand est entré dans l’histoire sur cette question de l’abolition de la peine de mort. Le souci de l’historien est de ne jamais faire d’anachronisme. Le François Mitterrand des années 1950 n’est pas resté le même, il n’est pas celui de 1981, même si l’on peut supposer qu’il a des arrière-pensées politiques sur l’abolition de la peine de mort. Dans tous les cas, ce n’est plus la même gauche ni la même histoire. Il ne s’agit pas d’excuser mais de dire que les choses ont profondément changé. Ce qui peut être l’objet d’un autre film, celui du passage d’un homme à l’autre, celui de l’effacement du passé. L’effacement, c’est notamment la radicalité anti-gaulliste des années 1960, le Programme commun avec le Parti communiste en 1972…

Comment s’est partagé le travail avec François Malye ?

François Malye avait déjà publié, dès 2001, une enquête dans le Point sur les guillotinés de François Mitterrand. Une enquête qui avait rencontré un écho limité. Il a poursuivi son investigation. De mon côté, j’avais la connaissance historiographique, et j’avais évoqué cette histoire dans mon livre, en 1991, la Gangrène et l’Oubli .

Enfin, Frédéric Brunnquell a apporté sa sensibilité dans la mise en scène, celle qui donne la parole aux victimes, notamment dans la séquence algérienne avec les témoignages du frère de Zabana ou du compagnon de cellule de Fernand Iveton. C’était d’autant plus important que, dans les documentaires, on entend rarement la voix des Algériens. On entend celle des hauts responsables, mais jamais la voix des gens d’en bas. On n’entend jamais leur souffrance, la blessure algérienne sur cette guerre.

Il y a peu d’images d’archives inédites dans le film, mais des documents inédits, telles que les notes de Marcel Champeix…

Très peu d’images sont en effet inédites. C’est la longue fréquentation des archives qui nous a permis d’accéder aux notes. Et, en tant qu’historien, on ne livre pas tout d’un coup, c’est la différence avec les journalistes : le rapport au temps. On conserve, on confronte. En termes d’archives, il est important de souligner la rareté des images de François Mitterrand quand il est ­ministre de la Justice. Il n’en existe pratiquement pas. Ce qui prouve l’embarras de Mitterrand. C’est dit aussi dans le film : il s’enferme dans son bureau, il ne voit personne. Il n’y a donc pas d’interviews filmées, de sorties publiques, d’inaugurations particulières, de voyages officiels. Alors que l’on sait qu’il s’est rendu en Algérie. Il existe des images de 1954, quand il est à l’Intérieur, mais pas quand il est garde des Sceaux, deux ans plus tard, au moment de la bataille d’Alger. L’absence d’images est symptomatique de l’effacement. Dans un monde d’images, on efface aussi le passé de cette manière.


François Mitterrand et la guerre d’Algérie, jeudi 4 novembre, deuxième partie de soirée, France 2 (1 h 28).

Également, sous le même titre, éd. Calmann-Lévy, François Malye et Benjamin Stora, 308 p., 18 euros.

Et, Algérie 1954-1962, lettres, carnets et récits des Français et des Algériens dans la guerre, Tramor Quemeneur, Benjamin Stora, éd. Les Arènes, 120 p., 32 euros.

Médias
Temps de lecture : 9 minutes