Un silence

Thierry Illouz  • 21 octobre 2010 abonné·es

C’est comme si un silence montait, comme si le monde se refermait, se repliait, comme si ce geste des singes heureux prenait le dessus sur tout, les yeux fermés, les oreilles bouchées, la bouche close. Exactement, ces signes-là répétés de mille manières ingénieuses, futées, la façade des théâtres, les affiches des villes, muettes, étouffées, et à la place la grande cérémonie de la convocation des noms. Shakespeare, Molière, Tchekhov,
Brecht peut-être encore, pour se taire,
des moyens habiles, des moyens cultivés, arrogants parfois, Labiche dirait tout du monde, Sophocle de la modernité, Marlowe du politique, Kleist du pouvoir, et surtout que rien ne bouge, qu’aucun tremblement qui nous parcourt, qui nous environne, ne soit cité (ce mot de cité, par exemple, justement) explicitement – cela dérange, l’explicite –, surtout pas cela, des têtes familières, voisines, dans notre théâtre, n’y songez pas, cela perturbe, la nomination, la désignation, la mise en demeure, cela perturbe, dérange, et il y a une peur de déranger dans le théâtre, cela se sent, cela se voit.

Mais, ingéniosité suprême, il reste possible de s’indigner de dictatures lointaines, de corruptions exotiques,
de brutalités antipodiques.
Je voudrais voir un théâtre du scandale, de la peste, un théâtre du face à nous, du devant nous. La division qui monte, l’éloignement des uns, la suffisance
de l’argent, le déclassement,
la relégation réitérée, répétée comme
un écho insupportable.
Tout le théâtre qui compte et qui sert ironiquement aujourd’hui d’alibi,
les Genet, les Sartre, les Brecht,
les Molière, posaient leurs pieds immenses dans tous les dérèglements qui leur étaient contemporains, dans toutes les injustices dont ils étaient les témoins, les greffiers scrupuleux et impitoyables. Que l’on ne se méprenne en rien, je n’entends pas jouer les intégristes du théâtre vivant, les auteurs que je cite sont les piliers de mon rapport à l’écriture, au théâtre, et sans doute au monde, j’entends juste qu’ils ne soient pas requis, voire détournés, dans le but de tenir à distance la misère de notre temps, de notre moment. De même, dans ce besoin urgent de présent, j’inclus ce qu’il en serait du plus élémentaire, ce qu’il en est aujourd’hui de l’amour même, de la sexualité, du commerce affectif qui se construit quoi qu’on en dise sur des ressorts éminemment conjoncturels, sociaux, contingents, et que l’on ne saurait laisser définitivement et en totalité aux auteurs enterrés.

La nature du théâtre est particulière.
Le théâtre habite l’instant. Il est fait d’une chair vivante, immédiate, c’est comme un gaz volatile autant qu’efficace quand il s’y met, il n’est pas fait pour rester comme les bobines
d’un vieux film en noir et blanc,
pas même comme un livre poussiéreux au fond d’une bibliothèque, il parle,
il emprunte des bouches mortelles, des corps provisoires, des traces d’hommes. Le théâtre se consume dans l’air qui le fait naître et ce n’est pas une faiblesse, au contraire, c’est sa force absolue. Pourtant, militer pour ce théâtre de l’instant attire toujours le reproche, et les mots mêmes, voilà bien un des principes de l’instant d’ailleurs, subissent sans cesse des systèmes de pression, de disqualification, qui font hésiter à les prononcer et à les écrire.
Quelles foudres n’encourrait-on pas aujourd’hui à défendre un théâtre « engagé », puisque ce mot si pertinent, si simplement nécessaire, a été piétiné, un théâtre social ? Quelle affreuse chose, nous hurlerait-on, tout cela est dépassé révolu, tout cela n’a plus cours.
Dont acte.

Qu’une chose soit claire, le présent,
le réel, le combat, la banlieue, la police, le politique, l’argent, les reconductions aux frontières, ces monuments de béton face à nous doivent aussi comparaître quelque part, sur scène, il faut les sommer de comparaître, et cela ne signifie nullement qu’il faille pour autant abandonner les voix, la langue,
la poésie. Genet a bien mis le bagne
sur scène ou encore des bonnes hallucinées et lyriques, et Koltès
un Zucco en guerre.
Que les théâtres ne deviennent pas ces lieux épuisants de la reconduction,
de la reproduction, de l’embaumement, ces lieux « bourgeois », puisque ce mot aussi est aujourd’hui proscrit par ceux qui en confirment le triomphe.
J’aimerais que l’on rie, c’est le rire finalement qui a peut-être raison sur tout, et de tout, que l’on rie à la lecture des programmations de certains des plus grands théâtres, à la liste de ces auteurs sacrés qui ne mangent pas de pain, c’est le mot, et qui font recette. Un rire franc, cinglant, qui soit sonore, bruyant,
qui déboule comme une rage, comme
un tonnerre contre le silence qui gagne.

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