Croyants et anticapitalistes : t’y crois, toi ?

Deux militants se réclamant du christianisme social en appellent à une nouvelle forme de dialogue à gauche, qui laisserait sa place à la dimension croyante.

Héloïse Duché  et  Stéphane Lavignotte  • 4 novembre 2010 abonné·es
Croyants et anticapitalistes :  t’y crois, toi ?
© Héloïse Duché est membre de l’Église réformée de France et travailleuse associative dans l’Éducation populaire. Stéphane Lavignotte est pasteur de la Mission populaire évangélique et militant écologiste. Dernier livre paru : « La décroissance est-elle souhaitable ? », éditions Textuel. Photo : DR

Nous souhaitons par ce texte lancer le dialogue avec ceux de nos camarades de la gauche de la gauche qui ne savent plus à quels saints se vouer dans les débats sur les religions. Et dire pourquoi, pour nous, être croyant et anticapitaliste n’est pas contradictoire.

Nous voulons partir de références communes : Marx, Benjamin, Gramsci ou plus récemment Michaël Lowy. Ils rappellent l’importance de la dialectique : la religion n’est pas un « en-soi » par essence progressiste ou réactionnaire. Phénomène social, les religions sont traversées par la lutte des classes, sans s’y réduire. Elles sont le produit de leurs acteurs, plus ou moins contraints par des institutions. Pour ces raisons, religion et théologie devraient toujours se penser au pluriel : toutes les convictions politiques
– des plus révolutionnaires aux plus conservatrices – se retrouvent chez les croyants du monde entier. Face à l’instrumentalisation de la question opérée par la droite réactionnaire en termes d’« eux » et « nous », amis/ennemis, c’est sur cette base dialectique commune que nous invitons à rouvrir le débat.
Dans cette extrême diversité du religieux, c’est d’un lieu précis que nous parlons : le christianisme social protestant, une des familles des « chrétiens de gauche ».

C’est de toutes nos convictions, politiques mais aussi spirituelles, que nous nous engageons dans nos vies professionnelles et militantes dans les milieux populaires, pour un renversement révolutionnaire de la société capitaliste, dans les luttes pour le féminisme, l’écologie, contre l’homophobie, pour les étrangers. Dans la Bible, nous ne lisons pas une invitation à un retrait piétiste du monde mais à une confrontation jusqu’au bout avec les logiques mortifères présentes dans la politique, l’économie et la religion. Notre espérance de la venue du Royaume de Dieu n’est pas le souhait d’une théocratie – notre pire cauchemar ! –, mais le combat pour un monde de justice et d’amour. Notre foi traduite en actes donne corps à cette espérance. Sans lutter au nom de Dieu, sa Parole nous accompagne. Notre foi et nos engagements, parfois contradictoires, se nourrissent réciproquement.

Cette aspiration, nous la partageons avec d’autres. Les chrétiens de gauche ont été de la construction de la gauche sociale et politique. Aujourd’hui, de nombreux croyants sont présents dans les luttes de terrain. Notre présence doit-elle rester honteuse ?

Nous n’avons pas que notre force militante à apporter à la lutte commune mais aussi nos questions et nos aspirations. Même dans une société socialiste il y aura des raisons de croire. L’histoire totalitaire du socialisme et aussi la crise écologique actuelle mettent en garde contre la prétention humaine à la raison autosuffisante, à la maîtrise totale, à la toute-puissance. Notre foi en une logique d’amour et de don enrichit la logique de justice. Notre histoire de minorité religieuse nous fait chérir la liberté de conscience, le libre arbitre, le consentement éclairé contre les tentations d’emprise de toutes les institutions religieuses, étatiques, publicitaires ou médiatiques.

Pour cette raison, dans les débats sur l’islam, si nous sommes critiques sur le symbole que représente le voile, nous voulons d’abord inviter à faire confiance et à soutenir la capacité des individus et des minorités à retourner en outils de lutte et d’émancipation des pratiques et des symboles jusque-là oppressifs.

La barbarie capitaliste mutile la créativité humaine. Face à cela, les arts, la poésie, la Bible, les mythologies disent le profond de l’homme, ses rêves et ses angoisses, chantent d’autres valeurs que celles du mesurable : l’émerveillement, la gratitude, la joie, la beauté… Toutes ces dimensions sont indispensables à l’humain. Même le militant le plus rationnel ne laisse jamais à la porte ses goûts, ses rêves, ses croyances, son histoire personnelle, son genre, son orientation sexuelle… Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous n’engageons pas que nos « raisons rationnelles » dans nos débats, mais aussi nos « raisons du cœur ». Seules les dimensions mâles, blanches, incroyantes auraient le droit de cité ? Ne vivons-nous pas la Liberté, le Socialisme ou la République comme des dimensions transcendantes ? Ne pourrions-nous pas, sans les mettre au-dessus du purement politique, accepter toutes ces raisons du cœur ? Qu’on le veuille ou non, une personne ayant l’impression que sa raison du cœur ne sera jamais prise en compte (à tout hasard sa foi musulmane), quand celle d’autres le serait systématiquement (à tout hasard son rejet viscéral de toute religion), perdrait l’envie « d’agir ensemble ». Or cet « agir ensemble » est non seulement indispensable à la construction de la lutte commune, mais il prépare la qualité de la société à venir.

Il nous faut inventer une nouvelle façon de converser, plus sereine, plus empreinte de sollicitude, prenant en compte chacun dans toutes ses dimensions. Par exemple, pourquoi la référence biblique ou coranique ne pourrait-elle pas être invoquée à côté du Petit Chaperon rouge ou de Karl Marx ? Les croyants doivent accepter de voir critiquer leurs références, ne pas invoquer pour elles de dimension surplombante. Les autres, ne pas les rejeter d’emblée. Intégrer une palette plus grande de références légitimes, c’est faire place à une plus grande diversité de personnes. Laisser la place à la dimension croyante implique des efforts mais cela donne la possibilité collective de penser et lutter plus, plus nombreux, plus complètement.
Nous ne revendiquons pas. Nous prenons au sérieux la promesse des nouvelles organisations radicales d’assumer la diversité des cultures politiques de la gauche : nous sommes candidats à ne plus laisser la dimension croyante de notre culture militante au placard, pour qu’elle prenne sa place, ni moindre ni plus sacrée qu’une autre. Petite pincée de sel dans le grand pot commun de la gauche radicale…

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Idées
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