« Faute de moyens, on reprend les communiqués »

Les grands médias ont une nouvelle fois relayé sans distance la communication gouvernementale. Les journalistes ont surtout insisté sur les inconvénients des grèves et des blocages. L’épisode des retraites est un nouveau signe de la fracture entre les Français et leurs médias. Daniel Schneidermann nous fait part de son analyse sur le travail des journalistes lors des dernières semaines.

Olivier Doubre  • 4 novembre 2010 abonné·es
« Faute de moyens, on reprend les communiqués »
© Photo : Horvat/AFP

Politis : Quel regard portez-vous sur la communication gouvernementale autour du conflit sur les retraites et la façon dont les médias s’en sont fait l’écho ?

Daniel Schneidermann : Le gouvernement est évidemment dans son rôle lorsqu’il minimise l’importance du mouvement social, le nombre de manifestants ou de grévistes dans les raffineries, par exemple. J’ai plutôt remarqué une certaine honnêteté des grands médias sur les informations ponctuelles. Par exemple, ils donnent à chaque fois pour les manifestations les chiffres et de la police et des syndicats. En revanche, je note surtout des dérapages dans les talk-shows. Sur notre site [^2], on a relevé dernièrement la façon dont Yves Calvi, dans son émission « Mots croisés » du lundi 25 octobre, semblait littéralement obsédé, face à François Chérèque et à Bernard Thibault, par son envie de voir la fin de la grève. Nous avons fait un petit montage des questions qu’il leur posait et de celles posées aux deux contradicteurs, qui étaient le ministre de l’Industrie, Christian Estrosi, et Laurence Parisot, du Medef : cette obsession d’Yves Calvi saute alors aux yeux de manière risible.

Je vois donc des anomalies plutôt dans les émissions de plateau, pendant ce conflit, que dans les comptes rendus factuels des journaux, des radios ou des télés. Par ailleurs, une autre anomalie, sans doute plus grave, que nous avons relevée ces derniers jours est le manque de curiosité des grands médias sur les bizarreries de l’action policière dans les manifestations. Toute cette action d’infiltration de la police, qui a donné lieu à des comportements pour le moins étranges, semble avoir été poussée dans ce conflit à un niveau très élevé. Les grands médias n’ont pas vraiment fouillé cette question, et ce sont surtout les forums Internet, avec des témoignages de manifestants, qui ont fait remonter ces informations. Et il a fallu attendre que Mélenchon ou Thibault s’emparent du thème pour qu’il devienne véritablement un sujet médiatique.

La mise en avant dans les grands médias de l’étude de l’Insee sur l’allongement de la durée de la vie et la hausse du nombre de centenaires dans un avenir relativement proche n’est-elle pas un exemple de la reprise de la communication gouvernementale ?

Il faut toujours faire attention à ne pas tirer des jugements trop hâtifs et des explications simplistes sur la façon dont travaillent les médias. En revanche, ce qui est vrai, c’est qu’un certain nombre d’arguments démographiques donnés par le gouvernement tout au long du débat sur la réforme – notamment cette phrase entendue à de nombreuses reprises : « Puisqu’on vit plus vieux, il faudra bien travailler plus longtemps »  – sont de fausses évidences. Il faut nuancer ces arguments et expliquer que l’allongement de la durée de la vie n’est pas homogène selon les classes sociales, l’espérance de vie n’est pas égale, etc.

Par rapport à ces fausses évidences, les contre-expertises des grands médias ont été très rares. Certes, les sujets autour de la démographie sont complexes et très techniques, mais quand même… Le travail n’a pas été fait sérieusement sur ce point dans les médias.

Plus généralement, les conditions de travail des journalistes font qu’ils travaillent de plus en plus sous pression, même si cela a toujours existé. Est-ce que cela peut expliquer leur manque de distance critique parfois par rapport à la communication des ministères, voire des syndicats ?

Bien sûr. La presse est pauvre. Elle manque de moyens et de bras. Les rédactions sont faméliques. Évidemment, de façon globale, même s’il existe certainement des contre-exemples, la presse manque de moyens d’enquête. Et lorsqu’on manque de moyens d’enquête, que fait-on ? On reprend les communiqués les plus nombreux ou les plus convaincants. C’est aussi un problème.

Deux journalistes qui travaillaient sur l’affaire Woerth-Bettencourt se sont fait récemment voler leurs ordinateurs. Et dans les locaux de Mediapart, ont été dérobés les fameux enregistrements réalisés par le majordome de Liliane Bettencourt. Or on n’a pas vraiment l’impression que cela a provoqué un réel tollé parmi les autres journalistes…

Je suis stupéfait de l’indifférence avec laquelle sont accueillis ces vols d’ordinateurs et le cambriolage chez Mediapart. Il s’agit pourtant manifestement d’une intimidation grossière, non pas tellement des rédactions – parce qu’il sera difficile d’intimider Mediapart et le Monde –, mais bien des sources des rédactions. À quoi servent ces vols ? À faire que les sources potentielles des journalistes commencent à prendre peur et cessent de donner leurs informations aux différentes rédactions. Mais, en ce qui concerne le rôle des médias dans l’affaire Woerth-Bettencourt, comme beaucoup de gens l’ont déjà dit, heureusement que la presse en ligne était là, et notamment Mediapart ! La presse traditionnelle a suivi ensuite – et plutôt pas mal suivi d’ailleurs.

Ce que j’en conclus, c’est que c’est peut-être l’affaire qui va marquer l’entrée dans la cour des grands de la presse en ligne. Mais ce qui est particulièrement scandaleux sur les médias dans cette affaire est que l’on reproche aujourd’hui à la juge d’instruction en charge, Isabelle Prévost-Desprez, de faire fuiter des informations alors que le procureur Philippe Courroye, nommément cité dans les enregistrements que s’est procurés Mediapart, ne cesse, lui, de faire fuiter des informations depuis le début de l’affaire sans qu’il en soit le moins du monde inquiété…

[^2]: arretsurimages.net, site de critique des médias créé suite à l’arrêt brutal de l’émission éponyme de « relecture des images télévisées » que Daniel Schneidermann a conduite sur France 5 de 1995 à 2007.

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Retraites : la bataille de l'info
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