« Fix me » : Palestine en tête

Avec « Fix me », le cinéaste Raed Andoni cherche une voie
de libération personnelle.

Christophe Kantcheff  • 18 novembre 2010 abonné·es
« Fix me » : Palestine en tête
© À lire : [l’interview que Raed Andoni](10615) nous avait accordée à Cannes (Politis du 27 mai 2010) lors de la présentation de son film dans la programmation cannoise de l’Acid. Photo : DR

C’est une scène très courte, mais parmi les plus drôles de Fix me . Le cinéaste Raed Andoni accompagne quelques-uns des membres de sa famille, caméra au poing, à Bil’in, un village de Cisjordanie réputé pour ses actions de résistance pacifique. Un des responsables de ce village demande à la mère de Raed Andoni quel est le sujet du film qu’il est en train de tourner. Celle-ci préférerait que son fils le dise lui-même. « Réponds, toi ! » , lui lance-t-elle. Mais, derrière sa caméra, il reste silencieux. Alors, manifestement gênée, elle ment : « C’est un film sur la région. » Elle ne peut avouer que le vrai sujet du film, ce sont les migraines dont souffre son fils. Trop futile.

Et pourtant. À voir Raed Andoni à l’écran – et il y est presque en permanence –, le bonhomme ne paraît ni particulièrement facétieux ni ­désinvolte. On compte même ses rares sourires, et son regard trahit un esprit préoccupé. Il faut croire que le cinéma en Palestine est enclin à « produire » ce genre de personnages taciturnes, qui déroulent un fil extrêmement sérieux tout en déclenchant un humour involontaire. Combien de fois a-t-on dit qu’Elia Suleiman rappelait les figures de Buster Keaton ou de Jacques Tati ? Avec Raed Andoni, plus bavard, on songe davantage à Woody Allen.

Mais revenons à ces migraines, le « principal problème » du cinéaste, selon ses propres mots. Fix me commence par une visite médicale. Son médecin traitant l’ausculte et examine les résultats de ses analyses de sang. Tout est en ordre. « Et mes maux de tête ? » « Adresse-toi à notre Président, répond le médecin. Ou à celui d’en face [Israël, NDLR]. » Autrement dit, si le corps du cinéaste est organiquement sain, il est non seulement affecté par la politique, mais il est de façon pernicieuse investi par elle, dominé par elle. La situation de la Palestine le traverse à son corps défendant. Comment s’en défaire ? Peut-il même y échapper ? Voilà bien l’enjeu de Fix me , film sur les migraines de Raed Andoni, qui entre lui-même dans la thérapie engagée par le cinéaste, et dont le travail avec un analyste est l’un des principaux morceaux, celui-ci ayant accepté que les séances de psychothérapie soient enregistrées, derrière un miroir, par une équipe de techniciens qui ne comprennent pas l’arabe, laissant ainsi le patient réalisateur libre de sa parole.

Ces séquences tiennent le fil narratif. Le médecin entraîne Raed Andoni sur différentes pistes réflexives, à travers des jeux poétiques sur les mots, l’interprétation de dessins ou un trajet autobiographique à travers des photos familiales. Où l’on découvre un homme qui a souffert jusque dans sa chair de l’occupation israélienne, pour avoir été arbitrairement jeté en prison et violemment tabassé lorsqu’il était étudiant et militant, mais qui aujourd’hui n’a qu’une obsession : être insaisissable. Ne pas être étiqueté, ne pas être associé à un groupe, ne pas se fondre dans le clan familial, ne pas être assigné à une seule identité. Comme Mahmoud Darwich, qui n’aimait guère l’appellation « poète palestinien » , Raed Andoni récuse le label « cinéaste palestinien » , qui, à ses yeux, stimule les stéréotypes.

Tout le film semble être lui-même construit selon cette aspiration à sortir du prédéterminé, du préétabli. À l’image de la pièce où se déroulent les séances de psychothérapie, haute, claire, avec de grandes fenêtres donnant sur Ramallah en contrebas, panorama ouvert sur le monde extérieur. Ainsi le cinéaste discute avec son neveu, militant de la cause palestinienne sur son campus aux États-Unis, à qui il dit : « Ne laisse pas l’occupation occuper ton esprit. » Ou bien il rend visite à l’un de ses ex-compagnons de détention, dont il démythifie le discours sur le « grand rêve qui a intégré tous les rêves personnels ».

Les images récurrentes de Raed Andoni au volant de sa voiture résonnent comme le symbole d’une certaine liberté de circuler – au sens propre : ne pas être fixé –, mais le symbole est aussi pauvre que la liberté limitée. D’autant que le cinéaste ne sait pas toujours quelle direction suivre. Une scène a priori anodine le montre nettoyant son pare-brise avant, pour immédiatement après partir en marche arrière. Pas facile de vouloir sortir des sentiers obligés, surtout lorsque ceux-ci sont fréquentés par des êtres admirables, comme cet électricien interdit d’études et menacé de mort par les Israéliens lorsqu’il était jeune, aujourd’hui atteint de deux cancers qu’il combat comme si de rien n’était. « Je n’ai pas le choix : il faut être fort ! » , dit-il. « Je revendique le droit d’être faible » , souffle Raed Andoni, impressionné par cet homme, malgré tout.

Fix me ne se laisse pas non plus enfermer dans un genre. Le documentaire accueille des scènes de rêves ou de fiction souvent burlesques, qui sont autant d’échappées, de recomposition de la réalité, d’invention d’un futur respirable. Chez Raed Andoni, le cinéma est forcément terre de liberté.

Culture
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