« La Sécurité des personnes et des biens », de M. Joseph et M. Muratet : Entreprise de nettoyage

Christophe Kantcheff  • 25 novembre 2010 abonné·es

La Sécurité des biens et des personnes réussit ce tour de force d’être à la fois un livre direct et complexe. Direct, parce que sa ligne de texte principale est le récit à la première personne d’un certain « Monsieur J. » , qui tient le journal de ses faits et pensées sur une semaine. Tout frais sorti d’un ­« Centre de réadaptation » , locataire d’un nouvel appartement dans une cité, il est d’une fragilité sociale et psychologique extrême. Là où trop d’écrivains cherchent à dépeindre les pauvres, les exclus ou les déclassés à force de tableaux naturalistes, Manuel Joseph a choisi une tonalité certainement ingrate, peu séduisante, mais en l’occurrence d’une justesse évidente : la langue du dénuement.

Prosaïque, répétitive, minimale – le narrateur est en phase de reconstruction, notamment de son langage, qu’il avait, dit-il, « un peu perdu »  –, cette langue est dominée par le malaise existentiel qui écrase Monsieur J., et par ses obsessions. Celles-ci semblent avoir été exacerbées par son séjour dans ce « Centre » . Comme il lui est interdit de raconter ses années difficiles, on ne sait ce qui lui a valu d’y être admis, encore que l’usage de drogues semble en être une des raisons. Il en garde de fortes névroses : par exemple, un hygiénisme délirant.

Mais Manuel Joseph, comme dans ses précédents livres [^2], joue sur différents types de langage, qu’il confronte, met en résonance, en assonance, frotte les uns sur les autres. Ainsi, s’immiscent dans le « témoignage » de Monsieur J., présence au monde au bord de l’asphyxie, des extraits de rapports savants portant sur le vocabulaire militaro-stratégique. Plus particulièrement sur « la construction institutionnelle de l’ennemi de l’intérieur à travers une “instruction” de métaphores de nature médicochirurgicale » . Où les notions de propreté, de salubrité ou de pathologies sont usitées pour désigner un système de contrôle social. Cette prose anxiogène n’est pas sans échos avec l’existence de Monsieur J., même si rien n’est expliqué, seulement laissé à la sagacité et aux sens du lecteur. Un lecteur d’autant plus troublé que ces passages dissertent de l’emploi de figures de rhétorique telles que la métaphore, l’ellipse ou l’analogie, qui, d’ordinaire, sont davantage associées à la poésie qu’à la littérature de guerre.

Enfin, les photographies de Myr Muratet, qui occupent la moitié du livre, ouvrent un autre champ sensoriel, proche de celui qu’éveille le texte de Manuel Joseph, mais sans redondance. Dénuées de misérabilisme, mais d’un réalisme fort, ces images de béton et de paysages urbains désolés, de SDF et d’habitants des cités, de flics seuls dans une gare au temps de Vigipirate donnent une représentation de l’univers de Monsieur J., des êtres humains qu’il croise, des urbanismes qu’il arpente. Si elles existent d’elles-mêmes, ces photographies mettent également en contexte le « drame social » – c’est le genre mentionné sur la couverture – qui est à l’œuvre. Car, sans être explicite, la violence affleure ici partout, sous la peau d’un quotidien que l’on croit domestiqué, parqué, réadapté. Dès lors, « la Sécurité des personnes et des biens » , comme le suggère ironiquement Manuel Joseph, n’est « plus assurée » .

[^2]: Comme la Tête au carré, paru chez le même éditeur, en mai 2010.

Culture
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