À contre-courant / L’interminable chute des dominos

Jérôme Gleizes  • 16 décembre 2010 abonné·es

Le 1er mai 2008, j’écrivais avec Aminata Diagne, dans le journal sénégalais Sud quotidien, bien avant la faillite de Lehman Brothers, un article intitulé « De la crise des subprimes à la crise globale ». Deux ans et demi, plus tard, la chute des dominos s’enchaîne. Les dettes des uns étant les créances des autres, l’insolvabilité des premiers entraîne la transformation des créances des seconds en dettes, et ainsi de suite. Aujourd’hui, la Grèce et l’Irlande ont remplacé les ménages américains. Mais le point central de notre article était de dire que la crise n’était pas financière mais globale. La crise financière n’a fait que révéler une crise de régulation économique bien plus profonde, elle-même amplifiée par des crises écologiques qui remettent en cause les fondements de notre système productif, mais aussi ceux de notre société. Avant d’être un objet spéculatif, le crédit subprime, et de manière générale l’accès facilité au crédit, a permis de prolonger le rythme de consommation des ménages américains et donc la croissance des États-Unis. La guerre des monnaies, notamment entre le yuan et le dollar, ne doit pas faire oublier que, si un dollar élevé pénalise les exportations américaines, il permet également d’écouler les bons du trésor états-uniens.

2008 avait été aussi marquée par des records de prix de matières premières. Après la récession de 2009, les prix ont baissé mais reviennent aujourd’hui à des niveaux élevés : le prix du pétrole dépasse à nouveau 90 dollars le baril ; record pour le cuivre, 9 041 dollars la tonne ; l’étain, 27 550 dollars la tonne ; l’or, 1 430,84 dollars l’once. Le palladium atteint son plus haut niveau depuis neuf ans à 777 dollars l’once, ainsi que d’autres ressources stratégiques, dont les terres rares, sources du conflit récent entre la Chine et le Japon. Les prix des produits agricoles sont aussi en hausse, mais les tensions se mesurent sur des produits liés comme la potasse, qui, avec l’azote et les phosphates, est l’un des trois composants indispensables à la fabrication d’engrais. La plus grande entreprise minière mondiale, l’Australien BHP Billiton, tente une OPA hostile sur le numéro un mondial de la potasse, le Canadien Potash Corp. La spéculation n’explique qu’une partie de la hausse des prix. L’insuffisance de l’offre par rapport à la demande croissante des pays asiatiques en explique une part importante. Les départements américains de la Défense et de l’Énergie, la Lloyd’s, en Grande-Bretagne, et l’armée allemande s’intéressent de près aux conséquences du pic pétrolier que l’Agence internationale de l’énergie (AIE) vient d’annoncer.

Notre modèle productif se porte mal, mais les économistes regardent ailleurs, comme lors d’un colloque récent du centre Cournot sur l’avenir de la macroéconomie avec d’éminents économistes internationaux. Les modèles actuellement utilisés par les institutions internationales sont des modèles dits DSGE (Dynamic Stochastic General Equilibrium) néo-keynésiens. Ces modèles très syncrétiques feraient une synthèse des théories keynésiennes, classiques, monétaristes… mais sont biaisés par l’existence d’un équilibre préalable et donc l’absence de crise, telle celle que nous vivons. La crise financière non prévue n’a modifié qu’à la marge les modèles, mais aucun n’intègre la crise écologique, sauf à travers des effets prix. Tous ces modèles viennent d’être contestés par les faits, et on continue à les utiliser ! Par exemple, Paul De Grauwe, un des économistes présents, conseiller auprès de la Commission européenne, a présenté un modèle ne distinguant pas les entreprises des ménages parmi les agents économiques. Mais, en même temps, il reconnaît que les taux d’intérêts imposés aux Irlandais signifient l’anticipation de l’échec du plan de sauvetage. Au-delà de l’anticipation autoréalisatrice, il aurait été plus simple de dire que le plan ne pouvait qu’amplifier la récession, mais personne ne l’a testé avec l’économie irlandaise. Nous ne sommes pas sortis du gouffre ! Et pendant ce temps, aucun accord n’est trouvé à Cancún pour réduire l’émission de gaz à effet de serre, le climat est toujours plus marchandisé. À quand un sursaut politique ?

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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