Après l’amiante, les gaz toxiques

Les millions de conteneurs qui transportent chaque année des montagnes de marchandises dégagent souvent des vapeurs nocives. Or, la France peine à prendre des mesures sanitaires.

Ivan du Roy  • 16 décembre 2010 abonné·es
Après l’amiante, les gaz toxiques
© Photo : AFP / Plisson

Rien de plus banal qu’un conteneur à l’heure de la mondialisation. Il en arrive chaque semaine près d’un million en Europe, déchargés sur les vastes quais de Rotterdam, d’Anvers, du Havre ou de Marseille. Ouverts par les dockers ou chargés directement sur des camions à destination d’une plate-forme logistique, d’une grande surface ou d’une usine, les conteneurs et leurs marchandises alimentent sans cesse la machine à produire et à consommer. Ces millions de boîtes de 30 tonnes, inlassablement charriées par des cargos géants, sont-elles vraiment si anodines ? Pas pour les douaniers du Havre – premier port français pour les conteneurs –, dont certains expriment depuis quelques mois leurs vives inquiétudes. Ils sont plus d’une centaine à devoir, dans le cadre de leur mission, inspecter quotidiennement ce symbole de la globalisation économique. À leurs risques et périls.

Car l’atmosphère qui règne à l’intérieur de ces boîtes longues de 13 mètres peut se révéler extrêmement toxique. « Toute personne qui intervient sur un conteneur – manutentionnaire, douanier, docker, employé d’entreprises de transport ou de logistique – est concernée » , prévient Bertrand Vuaroqueaux, secrétaire général de la CGT Douane. Les marchandises transportées ­peuvent être également contaminées. En cause, les gaz utilisés lors de la « fumigation » des conteneurs, mais aussi l’inflation de traitements chimiques appliqués aux marchandises. La fumigation est destinée à désinfecter et à éliminer toute forme de parasites, des champignons aux rongeurs, pour protéger la cargaison et éviter que d’antipathiques bestioles ne se promènent entre les continents. Une étude de l’Institut central de médecine professionnelle et maritime de l’université de Hambourg estime que 97 % des conteneurs sont traités avant d’entamer leur long périple. Menée par deux toxicologues allemands, l’étude a analysé 500 conteneurs déchargés dans les deux principaux ports de la mer du Nord, Hambourg et Rotterdam [^2].

Les deux gaz le plus souvent employés portent les noms barbares de « 1-2-dichloréthane » et « bromure de méthyle » (ou bromométhane). Le premier, utilisé comme solvant, est classé « cancérigène, mutagène et reprotoxique » (CMR). Corrosif pour les poumons, il affecte la fécondité et est dangereux pour les reins. Le second, un pesticide, extermine rats, insectes et champignons microscopiques. Leur utilisation dans le fret international est pourtant recommandée par la FAO, au nom de la préservation des ressources végétales ­propres à chaque région du monde. Selon l’étude allemande, près d’un conteneur sur cinq présente un taux de « 1-2-dichloréthane » supérieur aux limites d’exposition autorisées, et un sur dix dépasse la norme admise pour le bromure de méthyle. Ces gaz voyagent plusieurs semaines, souvent chauffés par le soleil, et se mélangent à ­d’autres substances et molécules provenant des marchandises. Bref, un douanier curieux ou un docker pressé a, au cours de sa carrière, de grandes chances d’inhaler régulièrement une bonne dose de ce cocktail explosif. Ces substances peuvent provoquer des irritations du nez et de la gorge, voire des malaises, comme l’ont constaté à leurs dépens les douaniers. « Elles peuvent également être à l’origine d’allergies, d’asthme et de cancers. Il est aussi déconseillé de négliger les très dangereuses propriétés neurotoxiques du bromure de méthyle » , avertit l’institut belge Prevent, spécialisé dans la prévention des risques professionnels.

Les autorités sanitaires allemandes et néerlandaises ont commencé à protéger leurs personnels portuaires. Côté français, la prise de conscience est laborieuse. Une évaluation expérimentale a été menée début juin sur le port du Havre, où 116 conteneurs ont été sondés. Résultat : près d’un sur quatre renfermait au moins un gaz toxique en quantité supérieure au seuil de sécurité. Et dans 4 % des conteneurs régnait une atmosphère hautement toxique, avec une multiplicité de gaz nocifs, tels le très corrosif phénol [^3] ou le très toxique Vikane. Sur les 3 millions de boîtes qui débarquent chaque année au Havre, cela en fait potentiellement 100 000 dont l’air est saturé de produits très dangereux… Les douaniers, en sélectionnant les conteneurs à inspecter, se livrent donc à un jeu de roulette russe. Sans oublier les autres professions portuaires. À la suite de cette première évaluation, la CGT a lancé une alerte sanitaire, fin juillet. La Direction générale des douanes a annoncé qu’elle mènerait une contre-expertise… Que les syndicalistes attendent toujours avec impatience.

Car les mesures de protection sont quasiment inexistantes. Les conteneurs traités sont censés porter une signalisation distinctive, ornée d’une tête de mort et de l’avertissement « danger », comme le prévoit le code maritime international des marchandises dangereuses. Problème : sur les 500 conteneurs étudiés à Rotterdam et à Hambourg, aucun ne comportait cette mise en garde. « Régulièrement, on découvre l’avertissement à l’intérieur, après avoir ouvert le conteneur… » , raconte le douanier Serge Fouché, élu pour le syndicat Solidaires au comité d’hygiène et de sécurité de Seine-Maritime. « Même si on arrive à imposer le marquage des conteneurs, il en restera quand même un sur six qui contient des gaz toxiques ne provenant pas de la fumigation, et qui ne sera donc pas signalé , observe Bertrand Vuaroqueaux. L’idéal serait de pouvoir analyser l’air intérieur avant d’ouvrir le conteneur et de mettre en place une procédure uniforme de désintoxication. » Car, jusqu’à récemment, il était juste conseillé de ­« ­rester de côté à l’ouverture et de laisser le conteneur s’aérer quelques minutes avant d’entrer » . Une pratique à comparer avec les recommandations de la FAO, qui préconise, dans le cas du bromure de méthyle, une aération naturelle de… soixante heures. Les douaniers viennent de recevoir, en novembre, des masques pour les protéger des gaz lourds. « Avant, je retenais ma respiration » , ironise Serge Fouché.

C’est loin d’être suffisant. « Nous souhaitons une solution globale qui s’adresse à toutes les professions concernées, et pas seulement aux douaniers » , précise Bertrand Vuaroqueaux. Une circulaire émanant du ministère du Travail a bien été publiée en janvier dernier. Le texte demande aux employeurs de procéder « de façon régulière » au contrôle du risque chimique pour les travailleurs « exposés aux gaz destinés aux opérations de fumigation » . Pour l’instant, aucun des syndicalistes n’a eu vent de tels contrôles. Encore moins de l’organisme chargé de collecter l’ensemble des données « à des fins d’études et d’évaluation » , qui devait être créé par décret. Pourtant, des solutions existent. Le port de Rotterdam s’est équipé d’une technologie conçue par une entreprise néo-zélandaise, qui permet d’analyser l’air des conteneurs avant de les ouvrir. Le port concurrent du Havre n’hésite d’ailleurs pas à en faire un argument commercial. La création de zones pour purifier l’air des conteneurs avant leur déchargement constitue aussi une solution.

La direction générale des Douanes et le ministre du Budget, François Baroin, ont promis aux douaniers d’agir avant la fin de l’année. Contacté par Politis, le port autonome du Havre demeure pour l’instant muet. En janvier, une rencontre sur le sujet réunira douaniers et dockers, une profession déjà durement touchée par le scandale de l’amiante, et concernée au premier chef par cette nouvelle menace sanitaire. En attendant, « la protection des consommateurs et la lutte contre la fraude passent après la fluidité des échanges commerciaux et le business » , soupire Serge Fouché.

[^2]: Étude réalisée par la toxicologiste Lygia Budnik et le chercheur Xaver Baur, présentée fin 2008 lors d’un congrès de la Société européenne de pneumologie.

[^3]: Le phénol était employé à Auschwitz pour exécuter des prisonniers.

Temps de lecture : 7 minutes