Enfants d’islam et du rap

De jeunes artistes musulmans veulent changer l’image de leur religion au pays du 11 Septembre.

Alexis Buisson  • 23 décembre 2010 abonné·es
Enfants d’islam et du rap

La première fois que David Kelly – alias Capital D – est monté sur scène, ce rappeur a fait voler en éclats les images traditionnellement associées aux concerts de rap. Au bar, la vente d’alcool a cessé. Sur scène, l’artiste ne portait ni bagues d’or volumineuses ni pendentifs ostentatoires. Et, dans le public, ceux qui lui prêtaient une oreille attentive ont eu beau chercher dans les rimes et jeux de mots de Cap D une quelconque allusion au sexe, à la drogue ou à l’argent, ils n’ont pas pu la trouver.

Ce n’est pas parce que, le jour, ­David Kelly est avocat, mari et père, mais plutôt, dit-il, parce que tout cela suit son interprétation de la foi. Natif de Chicago, Capital D est aujourd’hui considéré comme l’un des meneurs de la nouvelle génération de rappeurs musulmans qui éclot, depuis le 11 septembre 2001, dans le creuset des grandes villes américaines. À New York, à Atlanta ou, comme lui, à Chicago, où vivraient jusqu’à deux millions de musulmans selon les estimations, ils sont de plus en plus nombreux à évoquer en musique et en syncopes leur identité de musulmans américains dans un pays qui voit en leur religion une menace.

« Le hip-hop et le rap sont devenus accessibles à l’ère du digital » , souligne Asad Jafri, directeur de la programmation à l’Iman, une association du sud de Chicago qui organise chaque année un festival rassemblant des artistes musulmans du monde entier. « Les musulmans veulent s’exprimer aussi, mais en harmonie avec l’islam. Ils ne veulent pas véhiculer des messages négatifs, qui iraient à l’encontre de leur religion. »

Le phénomène des rappeurs musulmans est d’autant plus intéressant qu’il paraît improbable. Cela fait, en effet, des décennies, voire des siècles, que l’Ummah (ou « communauté de croyants ») débat de la place de la musique dans les textes sacrés qui régissent l’islam. Certains affirment, Coran à l’appui, que la musique est purement et simplement interdite, d’autres que seuls les instruments sont autorisés, d’autres enfin que la musique et le chant sont admis dès lors que les paroles ne comportent rien d’offensant envers l’islam.

Les liens entre islam et rap sont pourtant profonds, si l’on en croit le réalisateur Naeem Mohaiemen, auteur de « Peur d’une planète musulmane : l’histoire cachée du hip-hop ». Dans cet article issu du recueil Sound Unbound (Presses du MIT), qui examine comment l’islam a donné naissance au rap et au hip-hop, il affirme que des ponts se forment officieusement dès l’aube du XXe siècle, lorsque la communauté afro-américaine, qui deviendra le berceau du hip-hop, du rap et d’autres genres d’expression urbaine, retient l’attention de prêcheurs musulmans venus d’Inde. Ces derniers, rejetés par « les Blancs et les églises » à leur arrivée aux États-Unis, se rendent dans les ghettos noirs, où ils sont accueillis à bras ouverts par une population marginalisée, comme eux. Les premières comparaisons entre Allah et l’Homme noir déchu apparaissent dans la littérature de l’époque. Une revue africano-orientale voit même le jour. On raconte que l’islam est la religion de la rue, tandis que le christianisme est celle des puissants.

Quand les puissants groupes noirs anti-Blancs des années 1970, comme les Five Percenters puis The Nation of Islam (NOI), voient le rap fleurir au sein même de leur communauté, c’est donc tout naturellement qu’ils s’en saisissent en y apportant une touche islamique. Ainsi, dans les raps protestataires d’artistes tels Public Enemy ou Paris, les versets du Coran côtoient les noms de Louis Farrakhan, le charismatique leader de NOI, Malcolm X (également connu sous le nom d’El-Hajj Malek El-Shabazz) et Allah. La rhétorique de ces groupes, leurs symboles, leurs codes (comme la ­lettre « G » pour dire « Dieu ») imbibent les textes de l’époque et sont repris parfois inconsciemment par des rappeurs non-musulmans et non-noirs aujourd’hui. Cette influence fera dire à un auteur que « l’islam est la religion officieuse du hip-hop » , dont est issu le rap.

Aujourd’hui, les voix radicales se sont tues, mais la communauté afro-américaine continue de jouer un rôle dans la progression du rap musulman. En effet, cette population représenterait le tiers des 4 à 8 millions de musulmans aux États-Unis et serait le groupe ethnique et racial au sein duquel les conversions à l’islam seraient les plus nombreuses. Si la tendance reste difficilement quantifiable, il suffit de voir s’allonger la liste des rappeurs noirs convertis pour s’en convaincre : citons Ice Cube, Ice-T, Queen Latifah, et même le « bad boy » Snoop Dog, parmi les plus connus.

Depuis le 11 Septembre, les musulmans américains ont une raison de plus de vouloir s’exprimer. Les contrôles, les regards soupçonneux, deux guerres contre le terrorisme islamiste, les maltraitances (le nombre de crimes de haine antimusulmans est en augmentation, selon le FBI) sont devenus le lot du quotidien. En réponse, de nouveaux artistes prennent le micro. Ils sont nés aux États-Unis de parents musulmans immigrés ou convertis, s’organisent en réseau sur des sites communautaires comme MuslimHipHop.com et Muslimac.com, et communient autour d’une même fierté de leur religion.

Certains se produisent dans la rue, les bars et même les mosquées les plus libérales. D’autres ont rejoint des maisons de disques indépendantes et, de festivals en salles de concert, ont acquis une certaine renommée. Ils s’inquiètent des tensions entre le monde occidental et l’Orient, de l’avenir des libertés individuelles. « Ne croyez pas qu’Oussama ou Saddam sont nos leaders, nous prions pour la paix… » , chante ainsi le rappeur Lupe Fiasco dans « Mahomet marche », un titre très remarqué qui commence par un appel à la prière. « Quand on est plongé dans autant de négativité, que tout le monde vous regarde bizarrement, et que vous savez que l’image qu’on a de vous ne correspond pas à la réalité, on a envie de donner de la voix » , analyse la jeune rappeuse Aisha Durr, qui forme avec son amie Ameenah Muhammad le duo Indigo.

À l’heure où la communauté musulmane américaine subit­­­­­­­­ les effets du débat autour d’un projet de centre culturel islamique près du site des attentats à New York, la voix de ces rappeurs est plus que jamais nécessaire. Pourtant, conjuguer rap et religion s’avère parfois difficile. Pris en tenaille entre les préjugés de leurs aînés sur le monde « bling-bling » du rap et le flou des versets du Coran, d’une part, et l’envie de s’exprimer, d’autre part, certains se voient obligés de choisir entre leur foi et leur art. « J’ai eu de nombreuses menaces de mort » , raconte Anas Canon, DJ et fondateur du label Remarkable Current, qui produit notamment des rappeurs musulmans. « Le conservatisme est toujours très fort chez les musulmans issus de l’immigration » , ajoute-t-il.

Capital D, lui, avoue avoir longuement hésité avant de remonter sur scène après sa conversion en 2001. « Pour les artistes musulmans les plus orthodoxes, il y a toujours une tension. Ils se demandent comment leur musique se concilie avec ce que dit l’imam. Certains se retirent de la communauté quand ils travaillent, dit-il. Ces cas de conscience n’existaient pas pour la génération de nos parents. Quand ils sont arrivés aux États-Unis, il n’y avait pas d’oncle ou de père pour leur interdire de monter sur scène. Ce qui n’est pas le cas pour nous. »

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