Irak : « Notre liberté n’est qu’apparente »

Plus de sept ans après la chute de Saddam Hussein, trois acteurs de la société civile témoignent de la situation – souvent encore très difficile – des travailleurs, des citoyens, des femmes, de la presse…

Denis Sieffert  et  Meriem Laribi  • 16 décembre 2010 abonné·es
Irak : « Notre liberté n’est qu’apparente »
© Photo : Arar / AFP

Nous avons accueilli à Politis une délégation de la société civile irakienne. Avec Adnane Abulhalim Rashed Al-Saffar, syndicaliste, responsable du Centre culturel des travailleurs, Shammeran Marogel Odesho, de la Ligue des femmes irakiennes, et Zuhair Al Jezairy, journaliste à l’agence Asnat Al Iraq, nous avons évoqué de nombreux aspects de l’évolution de la situation depuis la chute de Saddam Hussein en 2003 [^2].

Les droits syndicaux et le droit du travail

Adnane Abulhalim Rashed

Al-Saffar : Sous Saddam, il y avait une absence totale de droits syndicaux. Aujourd’hui, nous avons en apparence une grande liberté. Mais certaines lois sont toujours en vigueur et, surtout, les mentalités n’ont pas changé. Depuis 2005, le gouvernement gèle les avoirs des syndicats. Et la loi de 1987 qui interdisait aux salariés du secteur public de se syndiquer est toujours là. Or, 75 % des salariés appartiennent au secteur public. Nous nous appuyons sur les textes de l’Organisation internationale du travail pour obtenir l’abolition de cette loi. Mais, socialement, le plus gros problème est le chômage, qui touche aujourd’hui 35 % des actifs. Cette situation résulte en partie de la destruction de l’économie du pays, conséquence de la guerre. Il y a les destructions, mais aussi les privatisations, et celles-ci profitent souvent à des investisseurs étrangers. En effet, la loi a facilité le rachat par ceux-ci d’entreprises en difficulté. Depuis 2003, on parle de 207 entreprises publiques abandonnées par l’État, ce qui a facilité leur acquisition à très bas prix.

La situation des femmes

Shammeran Marogel Odesho : Il faut d’abord savoir que notre pays a subi trois guerres en peu de temps, et même quatre si l’on compte la guerre du régime de Saddam contre les forces démocratiques. La guerre contre l’Iran, à partir de 1988 et pendant huit ans, puis la guerre de janvier 1991, et celle de 2003. Il y a eu énormément de morts. La place du père est vide dans la société iranienne. S’ajoutent à cela les effets de la crise économique, et une crise psychologique qui se traduit, par exemple, par des comportements délinquants dans la jeunesse. Les femmes qui étaient dans l’opposition ont également été emprisonnées, torturées et parfois tuées.
Cela, c’est la toile de fond. Il faut signaler aussi une législation discriminatoire. Ainsi, nous avons toujours une loi qui permet de contraindre les femmes au divorce. Si l’on compare avec la situation d’avant 2003, il faut dire qu’il y a eu certains progrès, mais aussi des régressions. En apparence, nous avons plus de libertés. Ainsi, l’article 41 de la Constitution affirme la liberté des femmes dans leur vie personnelle, mais ce texte est trompeur car il renvoie en fait les femmes à la loi de leur communauté religieuse. Or, certains groupes communautaires permettent les fiançailles pour les enfants de 9 ans. La loi officielle n’y oblige pas… mais ne l’interdit pas. ­D’autres pratiques communautaires restreignent le droit à l’héritage des filles au profit d’un parent éloigné.

La question religieuse

S. M. O. : Le débat s’est beaucoup focalisé sur le port du hijab. C’est un phénomène grandissant en Irak. Il y a plusieurs raisons à cela : certaines femmes portent le voile par conviction religieuse, mais beaucoup le font par crainte de remarques ou, plus grave, de la répression de milices religieuses. On arrive à une sorte de fatalisme. Dans les années 1970, seules 5 % des femmes portaient le hijab : c’est l’immense majorité aujourd’hui. Ne pas porter le voile est devenu un acte de résistance. Nous sommes aujourd’hui dans une société des apparences où, comme on dit en français, « l’habit fait le moine »… Par ailleurs, les femmes n’ont pas le droit de voyager seule. Elles ne peuvent entrer seules dans un hôtel. Si elles ne sont pas mariées, elles ­doivent être escortées d’un parent mâle, père, grand-père ou oncle. C’est vrai aussi des femmes qui sont élues dans un gouvernorat (la région) : elles doivent être accompagnées. Mais il existe aussi un mouvement féministe très actif, et qui se bat pour que cela change.

La presse et les libertés démocratiques

Zuhair Al Jezairy : Sous Saddam, il n’y avait pas du tout de liberté de la presse. Dans les trois mois qui ont suivi sa chute, on est passé de 5 journaux, tous liés au régime, à 168 quotidiens et hebdomadaires. L’État ne contrôle plus la presse. Le ministère de l’Information a été supprimé, celui de la Défense aussi. De même pour les libertés démocratiques. Il n’y avait qu’un seul parti, le parti Baas, il y en a 202 aujourd’hui. Mais, en fait, de très gros partis dominent tous les autres. 76 % de la presse est contrôlée par les principaux partis. Sur les 168 journaux dont je parlais, une centaine ont disparu. La plupart des autres sont entre les mains d’hommes d’affaires. Ils n’échappent pas à la propagande, comme ce grand journal qui montrait récemment un drone américain qui s’envolait – symbole du retrait militaire américain – et des enfants qui jouaient. Le message était clair : les États-Unis s’en vont après avoir rendu la joie de vivre aux enfants irakiens. Quant à la télévision, elle a été beaucoup investie par les partis religieux et des chaînes locales. Mais on assiste à une occidentalisation des programmes. Mêmes les télévisions contrôlées par les partis chiites ne montrent plus seulement des prêches, mais aussi des soap-opéras dont les scènes de baisers sont censurées…

L’unité du pays et la menace iranienne

Z. A. J. : Les tentatives de partition à partir du sud chiite ont échoué. Au nord, les Kurdes aimeraient bien disposer de leur indépendance, mais ils ont aussi besoin de l’État pour profiter des revenus du pétrole, et ils ne veulent pas payer les fonctionnaires. Je ne crois donc pas à la division du pays. Le ­peuple est très attaché à l’unité du pays. Le refus de l’ingérence iranienne est très fort, y compris parmi les chiites. Il n’empêche que la situation est très difficile. Il y a beaucoup de pénuries, de fréquentes coupures d’électricité. La violence est en baisse, mais il suffit parfois d’un seul attentat pour faire beaucoup de victimes.

[^2]: Merci à notre ami Bernard Dréano et à Yasmina Moudda, de l’association Alternatives Canada, qui ont rendu possible cette rencontre, ainsi qu’à Nedad Schlotte, de l’Iraqi Cultural Forum, établie aux États-Unis, qui accompagnait la délégation.

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