L’abandon

Thierry Illouz  • 16 décembre 2010 abonné·es

Je n’ai pas le goût des anniversaires, des dates, des commémorations, j’ai le goût d’aimer, de demeurer dans l’admiration, dans la fidélité des liens, des échanges, je voudrais que rien ne passe, que rien ne cède, que les accompagnements durent. Ainsi je ne voudrais en rien sacrifier à ce grand rituel médiatique de l’anniversaire de la naissance de quelqu’un, de cette expansion commerciale, indifférente, sans doute intéressée, que l’on constate aujourd’hui autour de Jean Genet, né le 19 décembre 1910, il y a cent ans.

Cet anniversaire ni ce chiffre n’ont de sens si ce n’est que pour une fois il y aurait moyen de sauver ces manifestations, de les sauver comme a contrario , puisque cet homme disparu était comme chacun de nous, mais peut-être plus encore que chacun de nous, façonné d’abandon, de rejet, de réclusion. Parce que cet homme, ce petit homme rond et beau espérait sans cesse, tout en en repoussant toujours violemment l’hypothèse, être adopté, reconnu.
Reconnu, n’est-ce pas cette
mention-là qui manquait précisément à son état civil ?
Il reste en moi, et se tient toujours dans ce qui me sert de panthéon, d’imaginaire, d’autel littéraire, ce garçon buté, enveloppé dans une langue incandescente et admirable, exigeante souveraine, une langue sans concession, une langue sans pardon, amoureux de sa propre exclusion, de son propre scandale, dressant méticuleux et lyrique un monument à la trahison, comme forme sublimée de l’amour. D’une trahison qui finirait par devenir la seule forme réelle d’amour. C’est toujours l’abandon qui signe l’amour, chacun le pressent, chacun l’éprouve ; cette vérité dont Genet s’est fait le véhicule, le héraut, est inscrite secrète en nous jusqu’à la destruction, jusqu’à l’effondrement.
Là où il se tient dans ma maison, il est assis auprès de Proust, avec qui il partage une intimité étrangement proche, une quête étrangement parallèle qui partirait d’une même source sombre, de ce même sentiment premier d’être abandonné.
De ce sentiment chacun fera son affaire.
Proust convaincu des ressorts intimes qui le mettent à l’écart construira un édifice d’amour, d’attente, d’élan, et se précipitera aux pieds de ceux qui semblent même par le détour d’une simple inflexion le mettre à distance, le repousser, ne fût-ce qu’imperceptiblement, il suppliera à sa manière qu’on le réintègre dans l’orbe de la considération, de l’affection, il cultivera jusqu’à l’excès le goût des excuses, des remerciements, des politesses, le goût des mondanités pour « faire partie », pour épouser le groupe, pour se faire admettre.
Genet, lui, épousera le reniement qui l’a détruit.

Les écrivains, les poètes sculptent le monde, et s’il faut des anniversaires, des dates ridicules à fêter, que ces dates nous servent et nous sauvent en les rappelant à nous.
Il y aurait beaucoup à dire de l’abandon, le monde s’en remet à cette pratique, le monde reconduit ce geste à l’infini.
L’abandon n’est pas seulement un territoire psychique, c’est aussi un territoire social. Proust et Genet le disent aussi à leur façon.
Tous les effets de classe, de statut, de langage, d’origine en participent, le corps lui-même porte les marques de ce mouvement qui repousse.
Depuis le baiser maternel qui ne vient pas ; depuis l’absence d’Odette dont Swann suppose qu’elle porte déjà la marque de l’abandon ; depuis la stigmatisation d’Albert Bloch, l’ami juif du narrateur sans cesse renvoyé à sa judéité encombrante et qui finit dans « le temps retrouvé » hors de son nom, se faisant appeler Jacques du Rozier ; tous ces moments proustiens traduisent le fer rouge que les mépris impriment.

Le même fer rouge est à l’œuvre chez Genet. Au bagne d’enfants à Mettray, dans la prison chérie, adulée, révérée pour devenir supportable, et dans la trahison amoureuse voire criminelle, accomplissement idéal de ces rejets.
Si l’on déplie ces modèles, si l’on s’applique à les coudre sur la peau du monde, cette figure mythique de l’abandon trouve un écho tantôt dans une forme d’adhésion conservatrice à des valeurs souvent indifférentes, voire hostiles, tantôt dans les voitures brûlées. La rage, qu’elle soit étouffée, ravalée, bue, ou qu’elle explose dans les crachats ou la révolte, est bien une réaction, une réponse, et les écrivains en disent souvent bien plus que les écrans de télévision ou, plus grave encore, que les politiques eux-mêmes.
Mais surtout ne faut-il pas s’interroger sur cette clef de l’abandon, cette clef de lecture de compréhension, trouver dans cet événement un fondement plus clair plus intime et donc plus vrai à toutes les colères qui montent. Échanger les mots, troquer « l’exclusion », « la discrimination », « le racisme » même, contre celui-ci ; ce qui arrive aux gens, c’est cela, un abandon, cela renverse les choses, cela n’exonère personne, ne laisse personne tranquille dans la constatation impuissante des catastrophes.

Nous n’excluons pas, nous ne discriminons pas, nous ne licencions pas, nous ne condamnons pas, nous ne laissons pas les gens dormir dans la rue, nous n’enregistrons pas la faillite des banlieues, nous ne laissons pas tenir des propos obscènes sur les immigrés, nous abandonnons.

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