Le vide et le trop-plein

Denis Sieffert  • 9 décembre 2010 abonné·es

Prenez deux pages d’un journal évidemment imaginaire, qui publie sur cette surface, somme toute considérable, un grand entretien avec une personnalité politique éminente. Lisez ces neuf colonnes sans manquer le moindre point-virgule, et amusez-vous (c’est une façon de parler) à résumer d’une phrase le propos de…Martine Aubry dans le Journal du dimanche (vous aviez compris…) [^2]. Impossible, me direz-vous. Pas un mot qui frappe la mémoire ! On allait pourtant voir ce qu’on allait voir ! La Première secrétaire du Parti socialiste allait « rompre le silence » . Aucun sujet ne serait évité. La candidature sauvage de Ségolène Royal, la non-candidature de DSK, le projet économique et social du PS, le calendrier électoral, la crise de la zone euro, la Côte-d’Ivoire, la réforme fiscale… Pas de langue de bois ! Des réponses franches ! Voilà ce qu’on nous promettait. Et qu’avons-nous eu ? Le grand vide. On trouvera peut-être que nous traitons le sujet d’une façon légère, et qu’il n’y a pas lieu d’en sourire quand, derrière tout ça, on aperçoit la vraie question : les Français vont-ils rempiler en 2012 avec Nicolas Sarkozy, Monsieur « 28 % d’opinions favorables » ? Avec lui ou avec d’autres, est-ce peu ou prou la même politique qui va se poursuivre ? Ce ne sont pas de petites interrogations quand beaucoup de nos concitoyens connaissent une situation sociale catastrophique, quand les acquis sociaux sont anéantis les uns après les autres.

Mais devant un tel art de l’esquive, on ne peut contenir un sourire, même grinçant. Revenons à notre lecture. Ségolène Royal ? Martine Aubry « respecte » son choix. La gauche et 2012 ? Elle sera prête « parce que la France en a besoin » . Le calendrier des primaires ? On ne change rien ! La crise de l’Europe ? « C’est la question majeure ! » Plus grave. Quand on demande à Martine Aubry si elle juge « suffisantes » les mesures prises pour calmer la crise financière, elle répond : « Je souhaite que les mesures prises pour l’Irlande et par la Banque centrale européenne puissent éteindre l’incendie. » Et elle regrette qu’il ait « fallu attendre cinq mois pour aider la Grèce » . Comme si les mesures imposées à l’Irlande et l’« aide » à la Grèce n’attaquaient pas de front, et de façon dramatique, les peuples de ces pays, les salaires, les services publics, les retraites, les services sociaux ! Peut-on s’en réjouir quand on est à la tête d’un parti dit socialiste ? Jusqu’à ce satisfecit accordé à Nicolas Sarkozy qui, dit-elle, « a contribué avec d’autres » à endiguer la crise. Mais le plus fort dans cet exercice de langue de bois, c’est peut-être ce qui concerne la Côte-d’Ivoire : « Les socialistes qui sont allés en Côte-d’Ivoire , nous dit Martine Aubry, y sont allés en leur nom propre. » Ainsi, Jack Lang et Jean-Marie Le Guen peuvent bien aller soutenir Laurent Gbagbo « en leur nom propre » ; tout comme l’ex-délégué aux questions africaines du PS peut, « en son nom propre », figurer au premier rang de l’ubuesque cérémonie d’investiture du candidat battu par le suffrage universel. Certes, la Première secrétaire dit ici ce qu’il faut dire, à savoir que le président sortant doit respecter la victoire d’Alassane Ouattara. Mais le malaise n’est pas dissipé.

Au total, ce silence « rompu » laisse sans voix. On comprend que Martine Aubry juge prématuré d’abattre ses cartes. Imaginez, par exemple, qu’il s’agisse de préparer un ticket « à l’américaine » avec un candidat président, qui serait Dominique Strauss-Kahn, et un Premier ministre, qui serait Martine Aubry elle-même. Que ce soit cela, le « pacte » obscur dont Ségolène Royal tente de s’extraire depuis une semaine. Imaginez…
Ah ! La belle interview que cela aurait faite. Et quel bon grain à moudre pour les Verts (sauf pour Cohn-Bendit, bien sûr) et le Front de gauche, qui apprendraient dès maintenant que le candidat du Parti socialiste et le Président du FMI, coauteur des plans grec et irlandais, ne sont en vérité qu’un seul et même homme !

Au vide abyssal de cette interview, il faut opposer encore et toujours le trop-plein des révélations de WikiLeaks publiées dans le Monde . Si j’y reviens cette semaine, c’est pour corriger un peu mon impression première. Certes, on n’apprend rien de fondamentalement nouveau dans ce tsunami de télégrammes dits secrets. Mais quelques anecdotes valent tout de même leur pesant de cacahuètes. Ainsi l’épisode de la rencontre entre Ni putes ni soumises avec l’ambassadeur des États-Unis. Un lobby en action

[^2]: Le JDD daté du 5 décembre.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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